Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/283

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une méthode, en exerçant chacun l’espèce d’attention qui constitue son lot propre dans la société, favoriser l’apparition et le développement d’une autre attention située au-dessus de toute obligation sociale, et qui constitue un lien direct avec Dieu.

Si les étudiants, les jeunes paysans, les jeunes ouvriers se représentaient d’une manière tout à fait précise, aussi précise que les rouages d’un mécanisme clairement compris, les différentes fonctions sociales comme constituant des préparations également efficaces pour l’apparition dans l’âme d’une même faculté transcendante, qui a seule une valeur, l’égalité deviendrait une chose concrète. Elle serait alors à la fois un principe de justice et d’ordre.

La représentation tout à fait précise de la destination surnaturelle de chaque fonction sociale fournit seule une norme à la volonté de réforme. Elle permet seule de définir l’injustice. Autrement il est inévitable qu’on se trompe soit en regardant comme des injustices des souffrances inscrites dans la nature des choses, soit en attribuant à la condition humaine des souffrances qui sont des effets de nos crimes et tombent sur ceux qui ne les méritent pas.

Une certaine subordination et une certaine uniformité sont des souffrances inscrites dans l’essence même du travail et inséparables de la vocation surnaturelle qui y correspond. Elles ne dégradent pas. Tout ce qui s’y ajoute est injuste et dégrade. Tout ce qui empêche la poésie de se cristalliser autour de ces souffrances est un crime. Car il ne suffit pas de retrouver la source perdue d’une telle poésie, il faut encore que les circonstances mêmes du travail lui permettent d’exister. Si elles sont mauvaises, elles la tuent.

Tout ce qui est indissolublement lié au désir ou à la crainte d’un changement, à l’orientation de la pensée vers l’avenir, serait à exclure d’une existence essentiellement uniforme et qui doit être acceptée comme telle. En premier lieu la souffrance physique, hors celle qui est rendue manifestement inévitable par les nécessités du travail. Car il est impossible de souffrir sans aspirer au soulagement. Les privations seraient mieux à leur place dans toute autre condition sociale que dans celle-là. La nourriture, le logement, le repos et le loisir doivent être tels qu’une journée de travail prise en elle-même soit normalement vide de souffrance physique. D’autre part le superflu non plus n’est pas à sa place dans cette vie ; car le désir du