Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/34

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voir ce que c’est, pour mettre un peu d’animation dans une vie trop morne, etc., me paraît dangereuse et surtout puérile. Je peux vous dire que quand j’avais votre âge, et plus tard aussi, et que la tentation de chercher à connaître l’amour m’est venue, je l’ai écartée en me disant qu’il valait mieux pour moi ne pas risquer d’engager toute ma vie dans un sens impossible à prévoir avant d’avoir atteint un degré de maturité qui me permette de savoir au juste ce que je demande en général à la vie, ce que j’attends d’elle. Je ne vous donne pas cela comme un exemple ; chaque vie se déroule selon ses propres lois. Mais vous pouvez y trouver matière à réflexion. J’ajoute que l’amour me paraît comporter un risque plus effrayant encore que celui d’engager aveuglément sa propre existence ; c’est le risque de devenir l’arbitre d’une autre existence humaine, au cas où on est profondément aimé. Ma conclusion (que je vous donne seulement à titre d’indication) n’est pas qu’il faut fuir l’amour, mais qu’il ne faut pas le rechercher, et surtout quand on est très jeune. Il vaut bien mieux alors ne pas le rencontrer, je crois.

Il me semble que vous devriez pouvoir réagir contre l’ambiance. Vous avez le royaume illimité des livres ; c’est loin d’être tout, mais c’est beaucoup, surtout à titre de préparation à une vie plus concrète. Je voudrais aussi vous voir vous intéresser à votre travail de classe, où vous pouvez apprendre beaucoup plus que vous ne croyez. D’abord à travailler : tant qu’on est incapable de travail suivi, on n’est bon à rien dans aucun domaine. Et puis vous former l’esprit. Je ne vous recommence pas l’éloge de la géométrie. Quant à la physique, vous ai-je suggéré l’exercice suivant ? C’est de faire la critique de votre manuel et de votre cours en essayant de discerner ce qui est bien raisonné de ce qui ne l’est pas. Vous trouverez ainsi une quantité surprenante de faux raisonnements. Tout en s’amusant à ce jeu, extrêmement instructif, la leçon se fixe souvent dans la mémoire sans qu’on y pense. Pour l’histoire et la géographie, vous n’avez guère à ce sujet que des choses fausses à force d’être schématiques ; mais si vous les apprenez bien, vous vous donnerez une base solide pour acquérir ensuite par vous-même des notions réelles sur la société humaine dans le temps et dans l’espace, chose indispensable à quiconque se préoccupe de la question sociale. Je ne vous parle pas du français, je suis sûre que votre style se forme.

J’ai été très heureuse quand vous m’avez dit que vous