Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/35

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étiez décidée à préparer l’école normale ; cela m’a libérée d’une préoccupation angoissante. Je regrette d’autant plus vivement que cela semble être sorti de votre esprit.

Je crois que vous avez un caractère qui vous condamne à souffrir beaucoup toute votre vie. J’en suis même sûre. Vous avez trop d’ardeur et trop d’impétuosité pour pouvoir jamais vous adapter à la vie sociale de notre époque. Vous n’êtes pas seule ainsi. Mais souffrir, cela n’a pas d’importance, d’autant que vous éprouverez aussi de vives joies. Ce qui importe, c’est de ne pas rater sa vie. Or pour ça, il faut se discipliner.

Je regrette beaucoup que vous ne puissiez pas faire de sport : c’est cela qu’il vous faudrait. Faites encore effort pour persuader vos parents. J’espère, au moins, que les vagabondages joyeux à travers les montagnes ne vous sont pas interdits. Saluez vos montagnes pour moi.

Je me suis aperçue, à l’usine, combien il est paralysant et humiliant de manquer de vigueur, d’adresse, de sûreté dans le coup d’œil. À cet égard, rien ne peut suppléer, malheureusement pour moi, à ce qu’on n’a pas acquis avant 20 ans. Je ne saurais trop vous recommander d’exercer le plus que vous pouvez vos muscles, vos mains, vos yeux. Sans un pareil exercice, on se sent singulièrement incomplet.

Écrivez-moi, mais n’attendez de réponse que de loin en loin. Écrire me coûte un effort excessivement pénible. Écrivez-moi 228, rue Lecourbe, Paris, XVe. J’ai pris une petite chambre tout près de mon usine.

Jouissez du printemps, humez l’air et le soleil (s’il y en a), lisez de belles choses.

χαῖρε.
S. Weil.