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LETTRE À BORIS SOUVARINE
(1935)



Vendredi.

Cher Boris, je me contrains à vous écrire quelques lignes, parce que sans cela je n’aurais pas le courage de laisser une trace écrite des premières impressions de ma nouvelle expérience. La soi-disant petite boîte sympathique s’est avérée être, au contact, d’abord une assez grande boîte, et puis surtout une sale, une très sale boîte. Dans cette sale boîte, il y a un atelier particulièrement dégoûtant : c’est le mien. Je me hâte de vous dire, pour vous rassurer, que j’en ai été tirée à la fin de la matinée, et mise dans un petit coin tranquille où j’ai des chances de rester toute la semaine prochaine, et où je ne suis pas sur une machine.

Hier, j’ai fait le même boulot toute la journée (emboutissage à une presse). Jusqu’à 4 h. j’ai travaillé au rythme de 400 pièces à l’heure (j’étais à l’heure, remarquez, avec salaire de 3 fr.), avec le sentiment que je travaillais dur. À 4 h., le contremaître est venu me dire que si je n’en faisais pas 800 il me renverrait : « Si, à partir de maintenant vous en faites 800, je consentirai peut-être à vous garder. » Vous comprenez, on nous fait une grâce en nous permettant de nous crever, et il faut dire merci. J’ai tendu toutes mes forces, et suis arrivée à 600 à l’heure. On m’a quand même laissée revenir ce matin (ils manquent d’ouvrières, parce que la boîte est trop mauvaise pour que le personnel y soit stable, et qu’il y a des commandes urgentes pour les armements). J’ai fait ce boulot 1 h. encore, en me tendant encore un peu plus, et ai fait un peu plus de 650. On m’a fait faire diverses autres choses, toujours avec la même consigne, à savoir y aller à toute allure. Pendant 9 h. par jour (car on rentre à 1 h., non 1 h. ¼ comme je vous l’avais dit) les ouvrières travaillent ainsi, littéralement sans une minute de répit. Si on change de