Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/38

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boulot, si on cherche une boîte, etc., c’est toujours en courant. Il y a une chaîne (c’est la première fois que j’en vois une, et cela m’a fait mal) où on a, m’a dit une ouvrière, doublé le rythme depuis 4 ans ; et aujourd’hui encore le contremaître a remplacé une ouvrière de la chaîne à sa machine et a travaillé 10 m. à toute allure (ce qui est bien facile quand on se repose après) pour lui prouver qu’elle devait aller encore plus vite. Hier soir, en sortant, j’étais dans un état que vous pouvez imaginer (heureusement les maux de tête du moins me laissaient du répit) ; au vestiaire, j’ai été étonnée de voir que les ouvrières étaient encore capables de babiller, et ne semblaient pas avoir au cœur la rage concentrée qui m’avait envahie. Quelques-unes pourtant (2 ou 3) m’ont exprimé des sentiments de cet ordre. Ce sont celles qui sont malades, et ne peuvent pas se reposer. Vous savez que le pédalage exigé par les presses est quelque chose de très mauvais pour des femmes ; une ouvrière m’a dit qu’ayant eu une salpingite, elle n’a pas pu obtenir d’être mise ailleurs que sur les presses. Maintenant, elle est enfin ailleurs qu’aux machines, mais la santé définitivement démolie.

En revanche, une ouvrière qui est à la chaîne, et avec qui je suis rentrée en tram, m’a dit qu’au bout de quelques années, ou même d’un an, on arrive à ne plus souffrir, bien qu’on continue à se sentir abrutie. C’est à ce qu’il me semble le dernier degré de l’avilissement. Elle m’a expliqué comment elle et ses camarades étaient arrivées à se laisser réduire à cet esclavage (je le savais bien, d’ailleurs). Il y a 5 ou 6 ans, m’a-t-elle dit, on se faisait 70 fr. par jour, et « pour 70 fr. on aurait accepté n’importe quoi, on se serait crevé ». Maintenant encore certaines qui n’en ont pas absolument besoin sont heureuses d’avoir, à la chaîne, 4 fr. l’heure et des primes. Qui donc, dans le mouvement ouvrier ou soi-disant tel, a eu le courage de penser et de dire, pendant la période des hauts salaires, qu’on était en train d’avilir et de corrompre la classe ouvrière ? Il est certain que les ouvriers ont mérité leur sort : seulement la responsabilité est collective, et la souffrance est individuelle. Un être qui a le cœur bien placé doit pleurer des larmes de sang s’il se trouve pris dans cet engrenage.

Quant à moi, vous devez vous demander ce qui me permet de résister à la tentation de m’évader, puisque aucune nécessité ne me soumet à ces souffrances. Je vais