Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/59

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la poulie qui s’est déplacée, c’est pour ça que la courroie s’en va. » Biol, regardant pensivement la courroie, commence une phrase : « Non… » et Mouq. l’interrompt : « Ce n’est pas non que je dis, moi, c’est oui. Quand même !… » Biol, sans répliquer un mot, va chercher le type chargé de réparer. Pour moi, forte envie de gifler Mouquet pour sa réaction d’officier et son ton humiliant d’autorité. (Par la suite j’apprends que Biol est universellement regardé comme une sorte de minus habens.)

2e L’après-midi, tout d’un coup, l’outil emporte une pièce, et je n’arrive pas à la déplacer. Une petite tige empêchant de tomber la barre qui est au-dessus de l’outil avait glissé hors de son trou, et je ne l’avais pas vue ; l’outil s’était ainsi enfoncé dans la pièce. Biol me parle comme si c’était de ma faute.

Mardi à 1 h., distribution de tracts du syndicat unitaire. Pris, avec un sentiment de plaisir visible (et que je partage) par presque tous les hommes et pas mal de femmes. Sourire de l’Italienne. Le gars chanteur… On le tient à la main avec ostentation, plusieurs le lisent en entrant dans l’usine. Contenu idiot.

Histoire entendue : un ouvrier a fait des bobines avec le crochet trop court d’un centimètre. Le chef d’atelier (Mouq.) lui dit : « Si elles sont foutues, vous êtes foutu. » Mais par hasard une autre commande comportait juste de telles bobines, et l’ouvrier est gardé…

L’épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. C’est seulement le samedi après-midi et le dimanche que me reviennent des souvenirs, des lambeaux d’idées, que je me souviens que je suis aussi un être pensant. Effroi qui me saisit en constatant la dépendance où je me trouve à l’égard des circonstances extérieures : il suffirait qu’elles me contraignent un jour à un travail sans repos hebdomadaire — ce qui après tout est toujours possible — et je deviendrais une bête de somme, docile et résignée (au moins pour moi). Seul le sentiment de la fraternité, l’indignation devant les injustices infligées à autrui subsistent intacts — mais jusqu’à quel point tout cela résisterait-il à la longue ? — Je ne suis pas loin de conclure que le salut de l’âme d’un ouvrier dépend d’abord de sa constitution physique. Je ne vois pas comment ceux