Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/127

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Est-ce que le mal, tel qu’on le conçoit lorsqu’on ne le fait pas, existe ? Le mal qu’on fait ne semble-t-il pas quelque chose de simple, de naturel qui s’impose ? Le mal n’est-il pas analogue à l’illusion ? L’illusion, quand on en est victime, n’est pas sentie comme une illusion, mais comme une réalité. De même, peut-être le mal. Le mal, quand on y est, n’est pas senti comme mal, mais comme nécessité ou même comme devoir.

Dès qu’on fait le mal, le mal apparaît comme une sorte de devoir. La plupart ont le sentiment du devoir dans certaines choses mauvaises et d’autres bonnes. Un même homme éprouve comme un devoir de vendre aussi cher qu’il peut et de ne pas voler, etc. Le bien chez eux est au niveau du mal, un bien sans lumière.

La sensibilité de l’innocent qui souffre est comme du crime sensible. Le vrai crime n’est pas sensible. L’innocent qui souffre sait la vérité sur son bourreau, le bourreau ne la sait pas. Le mal que l’innocent sent en lui-même est dans son bourreau, mais il n’y est pas sensible. L’innocent ne peut connaître le mal que comme souffrance. Ce qui dans le criminel n’est pas sensible, c’est le crime. Ce qui dans l’innocent n’est pas sensible, c’est l’innocence.

C’est l’innocent qui peut sentir l’enfer.