Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/142

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L’infini qui est dans l’homme est à la merci d’un petit morceau de fer ; telle est la condition humaine ; l’espace et le temps en sont cause. Impossible de manier ce morceau de fer sans réduire brusquement l’infini qui est dans l’homme à un point de la pointe, un point à la poignée, au prix d’une douleur déchirante. L’être tout entier est atteint un moment ; il n’y reste aucune place pour Dieu, même chez le Christ, où la pensée de Dieu n’est plus du moins que celle d’une privation. Il faut arriver jusque-là pour qu’il y ait incarnation. L’être tout entier devient privation de Dieu ; comment aller au delà ? Il n’y a plus, après cela, que la résurrection. Pour aller jusque-là, il faut le contact froid du fer nu.

Il faut au contact du fer se sentir séparé de Dieu comme le Christ, sans quoi c’est un autre Dieu. Les martyrs ne se sentaient pas séparés de Dieu, mais c’était un autre Dieu et il valait mieux peut-être ne pas être martyr. Le Dieu où les martyrs trouvaient la joie dans les tortures ou la mort est proche de celui qui a été officiellement adopté par l’Empire et ensuite imposé par des exterminations.

Dire que le monde ne vaut rien, que cette vie ne vaut rien, et donner pour preuve le mal, est absurde, car si cela ne vaut rien, de quoi le mal prive-t-il ?

Ainsi la souffrance dans le malheur et la compassion pour autrui sont d’autant plus pures et plus intenses qu’on conçoit mieux la plénitude de la joie. De quoi est-ce que la souffrance prive celui qui est sans joie ?