Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/29

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tous nous sont montrés à quelque moment vaincus. La valeur contribue moins à déterminer la victoire que le destin aveugle, représenté par la balance d’or de Zeus :


À ce moment Zeus le père déploya sa balance en or.
Il y plaça deux sorts de la mort qui fauche tout,
Un pour les Troyens dompteurs de chevaux, un pour les Grecs bardés d’airain.
Il la prit au milieu, ce fut le jour fatal des Grecs qui s’abaissa.


À force d’être aveugle, le destin établit une sorte de justice, aveugle elle aussi, qui punit les hommes armés de la peine du talion ; l’Iliade l’a formulée longtemps avant l’Évangile, et presque dans les mêmes termes :


Arès est équitable, et il tue ceux qui tuent.


Si tous sont destinés en naissant à souffrir la violence, c’est là une vérité à laquelle l’empire des circonstances ferme les esprits des hommes. Le fort n’est jamais absolument fort, ni le faible absolument faible, mais l’un et l’autre l’ignorent. Ils ne se croient pas de la même espèce ; ni le faible ne se regarde comme le semblable du fort, ni il n’est regardé comme tel. Celui qui possède la force marche dans un milieu non résistant, sans que rien, dans la matière humaine autour de lui, soit de nature à susciter entre l’élan et l’acte ce bref intervalle où se loge la pensée. Où la pensée n’a pas de place, la justice ni la prudence n’en ont. C’est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement. Leur arme s’enfonce dans un ennemi désarmé qui est à leurs genoux ; ils triomphent d’un mourant en lui décrivant les outrages que son corps va subir ; Achille égorge douze adolescents troyens sur le bûcher de Patrocle aussi naturellement que nous coupons des fleurs pour une tombe. En usant de leur pouvoir, ils ne se doutent jamais que les