Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/100

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les hostilités, ramène les combattants qu’un éclair de raison pousse à abandonner la lutte.

Ainsi dans cet antique et merveilleux poème apparaît déjà le mal essentiel de l’humanité, la substitution des moyens aux fins. Tantôt la guerre apparaît au premier plan, tantôt la recherche de la richesse, tantôt la production ; mais le mal reste le même. Les moralistes vulgaires se plaignent que l’homme soit mené par son intérêt personnel ; plût au ciel qu’il en fût ainsi ! L’intérêt est un principe d’action égoïste, mais borné, raisonnable, qui ne peut engendrer des maux illimités. La loi de toutes les activités qui dominent l’existence sociale, c’est au contraire, exception faite pour les sociétés primitives, que chacun y sacrifie la vie humaine, en soi et en autrui, à des choses qui ne constituent que des moyens de mieux vivre. Ce sacrifice revêt des formes diverses, mais tout se résume dans la question du pouvoir. Le pouvoir, par définition, ne constitue qu’un moyen ; ou pour mieux dire posséder un pouvoir, cela consiste simplement à posséder des moyens d’action qui dépassent la force si restreinte dont un individu dispose par lui-même. Mais la recherche du pouvoir, du fait même qu’elle est essentiellement impuissante à se saisir de son objet, exclut toute considération de fin, et en arrive, par un renversement inévitable, à tenir lieu de toutes les fins. C’est ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, c’est cette folie fondamentale qui rend compte de tout ce qu’il y a d’insensé et de sanglant tout au long de l’histoire. L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes.

Aussi ce ne sont pas les hommes, mais les choses qui donnent à cette course vertigineuse au pouvoir sa