Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/99

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la leur propre et celle des êtres les plus chers ; c’est ainsi qu’Agamemnon immolant sa fille revit dans les capitalistes qui, pour maintenir leurs privilèges, acceptent d’un cœur léger des guerres susceptibles de leur ravir leurs fils.

Ainsi la course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles. Marx l’a bien vu en ce qui concerne le régime capitaliste. Rosa Luxembourg protestait contre l’apparence de « carrousel dans le vide » que présente le tableau marxiste de l’accumulation capitaliste, ce tableau où la consommation apparaît comme un « mal nécessaire » à réduire au minimum, un simple moyen pour maintenir en vie ceux qui se consacrent soit comme chefs soit comme ouvriers au but suprême, but qui n’est autre que la fabrication de l’outillage, c’est-à-dire des moyens de la production. Et pourtant c’est la profonde absurdité de ce tableau qui en fait la profonde vérité ; vérité qui déborde singulièrement le cadre du régime capitaliste. Le seul caractère propre à ce régime, c’est que les instruments de la production industrielle y sont en même temps les armes principales dans la course au pouvoir ; mais toujours les procédés de la course au pouvoir, quels qu’ils soient, se soumettent les hommes par le même vertige et s’imposent à eux à titre de fins absolues. C’est le reflet de ce vertige qui donne une grandeur épique à des œuvres comme la Comédie humaine, ou les Histoires de Shakespeare, ou les chansons de geste, ou l’Iliade. Le véritable sujet de l’Iliade, c’est l’emprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie tous les siens à une guerre meurtrière et sans objet, et c’est pourquoi, tout au long du poème, c’est aux dieux qu’est attribuée l’influence mystérieuse qui fait échec aux pourparlers de paix, rallume sans cesse