Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/103

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production reste bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent être considérés d’abord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de subsistance constituant simplement une donnée de ce problème. Cet ordre semble absurde, mais il ne fait que refléter l’absurdité essentielle qui est au cœur même de la vie sociale. Une étude scientifique de l’histoire serait donc une étude des actions et des réactions qui se produisent perpétuellement entre l’organisation du pouvoir et les procédés de la production ; car si le pouvoir dépend des conditions matérielles de la vie, il ne cesse jamais de transformer ces conditions elles-mêmes. Une telle étude dépasse actuellement de très loin nos possibilités ; mais, avant d’aborder la complexité infinie des faits, il est bon d’élaborer un schéma abstrait de ce jeu d’actions et de réactions, à peu près comme les astronomes ont dû inventer une sphère céleste imaginaire pour s’y reconnaître dans les mouvements et les positions des astres.

Il faut tenter tout d’abord de dresser une liste des nécessités inéluctables qui bornent toute espèce de pouvoir. En premier lieu, un pouvoir quelconque s’appuie sur des instruments qui ont dans chaque situation une portée déterminée. Ainsi on ne commande pas de la même manière au moyen de soldats armés de flèches, de lances et d’épées qu’au moyen d’avions et de bombes incendiaires ; la puissance de l’or dépend du rôle joué par les échanges dans la vie économique ; celle des secrets techniques est mesurée par la différence entre ce qu’on peut accomplir par leur moyen et ce qu’on peut accomplir sans eux ; et ainsi de suite. À vrai dire, il faut toujours faire entrer en ligne de compte dans ce bilan les ruses grâce auxquelles les puissants obtiennent par persuasion ce qu’ils sont hors d’état d’obtenir par contrainte, soit en mettant les opprimés dans une situation telle qu’ils