Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/114

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Spinoza, « dépassent infiniment celles de l’homme », et cela presque aussi souverainement qu’un cavalier dispose de son cheval, cette victoire n’appartient pas aux hommes pris un à un ; seules les plus vastes collectivités sont en état de manier « la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air… et de tous les autres corps qui nous entourent » ; quant aux membres de ces collectivités, oppresseurs et opprimés y sont pareillement soumis aux exigences implacables de la lutte pour le pouvoir.

Ainsi, en dépit du progrès, l’homme n’est pas sorti de la condition servile dans laquelle il se trouvait quand il était livré faible et nu à toutes les forces aveugles qui composent l’univers ; simplement la puissance qui le maintient sur les genoux a été comme transférée de la matière inerte à la société qu’il forme lui-même avec ses semblables. Aussi est-ce cette société qui est imposée à son adoration à travers toutes les formes que prend tour à tour le sentiment religieux. Dès lors la question sociale se pose sous une forme assez claire ; il faut examiner le mécanisme de ce transfert ; chercher pourquoi l’homme a dû payer à ce prix sa puissance sur la nature ; concevoir en quoi peut consister pour lui la situation la moins malheureuse, c’est-à-dire celle où il serait le moins asservi à la double domination de la nature et de la société ; enfin apercevoir quels chemins peuvent rapprocher d’une telle situation, et quels instruments pourrait fournir aux hommes d’aujourd’hui la civilisation actuelle s’ils aspiraient à transformer leur vie en ce sens.

Nous acceptons trop facilement le progrès matériel comme un don du ciel, comme une chose qui va de soi ; il faut regarder en face les conditions au prix desquelles il s’accomplit. La vie primitive est quelque chose d’aisément compréhensible ; l’homme est piqué par la faim, ou tout au moins par la pensée elle-même lancinante qu’il sera bientôt saisi par la faim, et il part