Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/115

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en quête de nourriture ; il frissonne sous l’emprise du froid, ou du moins sous l’emprise de la pensée qu’il aura bientôt froid, et il cherche des choses bonnes à créer ou à conserver la chaleur ; et ainsi de suite. Quant à la manière de s’y prendre, elle lui est donnée tout d’abord par le pli, pris dès l’enfance, d’imiter les anciens, et aussi par les habitudes qu’il s’est lui-même données, au cours de multiples tâtonnements, en répétant les procédés qui ont réussi ; lorsqu’il est pris au dépourvu, il tâtonne encore, poussé qu’il est à agir par un aiguillon qui ne lui laisse point de répit. En tout cela, l’homme n’a qu’à céder à sa propre nature, et non à la vaincre.

Au contraire, dès qu’on passe à un stade plus avancé de la civilisation, tout devient miraculeux. On voit alors les hommes mettre de côté des choses bonnes à consommer, désirables, et dont cependant ils se privent. On les voit abandonner dans une large mesure la recherche de la nourriture, de la chaleur et du reste, et consacrer le meilleur de leurs forces à des travaux en apparence stériles. À vrai dire ces travaux, pour la plupart, loin d’être stériles, sont infiniment plus productifs que les efforts de l’homme primitif, car ils ont pour effet un aménagement de la nature extérieure dans un sens favorable à la vie humaine ; mais cette efficacité est indirecte, et souvent séparée de l’effort par tant d’intermédiaires que l’esprit a peine à les parcourir ; elle est à longue échéance, souvent à si longue échéance que seules les générations futures en profiteront ; alors qu’au contraire la fatigue exténuante, les douleurs, les dangers liés à ces travaux se font immédiatement et perpétuellement ressentir. Or chacun sait bien par sa propre expérience combien il est rare que l’idée abstraite d’une utilité lointaine l’emporte sur les douleurs, les besoins, les désirs présents. Il faut pourtant qu’elle l’emporte dans l’existence sociale, sous peine de retour à la vie primitive.