Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/132

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même ou seulement la formule qui lui servait d’enveloppe. Par ailleurs il va de soi que le degré de complication des difficultés à résoudre ne doit jamais être trop élevé, sous peine d’établir une coupure entre la pensée et l’action. Bien entendu un tel idéal ne pourra jamais être pleinement réalisable ; on ne peut pas éviter, dans la vie pratique, d’accomplir des actions qu’il soit impossible de comprendre au moment où on les accomplit, soit qu’il faille se fier à des règles toutes faites ou bien à l’instinct, au tâtonnement, à la routine. Mais on peut du moins élargir peu à peu le domaine du travail lucide, et cela peut-être indéfiniment. Il suffirait à cette fin que l’homme visât non plus à étendre indéfiniment ses connaissances et son pouvoir, mais plutôt à établir, aussi bien dans l’étude que dans le travail, un certain équilibre entre l’esprit et l’objet auquel l’esprit s’applique.

Mais il existe encore un autre facteur de servitude ; c’est pour chacun l’existence des autres hommes. Et même, à y bien regarder, c’est à proprement parler le seul facteur de servitude ; l’homme seul peut asservir l’homme. Les primitifs mêmes ne seraient pas esclaves de la nature s’ils n’y logeaient des êtres imaginaires analogues à l’homme, et dont les volontés sont d’ailleurs interprétées par des hommes. En ce cas comme dans tous les autres, c’est le monde extérieur qui est la source de la puissance ; mais si derrière les forces infinies de la nature il n’y avait pas, soit par fiction, soit en réalité, des volontés divines ou humaines, la nature pourrait briser l’homme et non pas l’humilier. La matière peut démentir les prévisions et ruiner les efforts, elle n’en demeure pas moins inerte, faite pour être conçue et maniée du dehors ; mais on ne peut jamais ni pénétrer ni manier du dehors la pensée humaine. Dans la mesure où le sort d’un homme dépend d’autres hommes, sa propre vie échappe non seulement à ses mains, mais aussi à son intelligence ;