Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/131

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tibles est, lui aussi, souvent tout à fait impénétrable à la pensée, et, de ce fait, apparaît comme aussi fortuit que l’efficacité d’une formule magique. Le travail se trouve en pareil cas automatique pour ainsi dire à la deuxième puissance ; ce n’est pas seulement l’exécution, c’est aussi l’élaboration de la méthode de travail qui s’accomplit sans être dirigée par la pensée. On pourrait concevoir, à titre de limite abstraite, une civilisation où toute activité humaine, dans le domaine du travail comme dans celui de la spéculation théorique, serait soumise jusque dans le détail à une rigueur toute mathématique, et cela sans qu’aucun être humain comprenne quoi que ce soit à ce qu’il ferait ; la notion de nécessité serait alors absente de tous les esprits, et cela d’une manière tout autrement radicale que chez les peuplades primitives dont nos sociologues affirment qu’elles ignorent la logique.

Par opposition, le seul mode de production pleinement libre serait celui où la pensée méthodique se trouverait à l’œuvre tout au cours du travail. Les difficultés à vaincre devraient être si variées que jamais il ne fût possible d’appliquer des règles toutes faites ; non certes que le rôle des connaissances acquises doive être nul ; mais il faut que le travailleur soit obligé de toujours garder présente à l’esprit la conception directrice du travail qu’il exécute, de manière à pouvoir l’appliquer intelligemment à des cas particuliers toujours nouveaux. Une telle présence d’esprit a naturellement pour condition que cette fluidité du corps que produisent l’habitude et l’habileté atteigne un degré fort élevé. Il faut aussi que toutes les notions utilisées au cours du travail soient assez lumineuses pour pouvoir être évoquées tout entières en un clin d’ail ; il dépend de la souplesse plus ou moins grande de l’intelligence, mais plus encore de la voie plus ou moins directe par laquelle une notion s’est formée dans l’esprit, que la mémoire puisse conserver la notion elle-