Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/154

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même de chacune d’elles comptent de moins en moins à côté de l’apport perpétuel de capital nouveau. Bref, dans tous les domaines, le succès est devenu quelque chose de presque arbitraire ; il apparaît de plus en plus comme l’œuvre du pur hasard ; et comme il constituait la règle unique dans toutes les branches de l’activité humaine, notre civilisation est envahie par un désordre continuellement croissant, et ruinée par un gaspillage proportionnel au désordre. Cette transformation s’accomplit au moment même où les sources de profit d’où l’économie capitaliste a autrefois tiré son développement prodigieux se font de moins en moins abondantes, où les conditions techniques du travail imposent par elles-mêmes au progrès de l’équipement industriel un rythme rapidement décroissant.

Tant de changements profonds se sont opérés presque à notre insu, et pourtant nous vivons une période où l’axe même du système social est pour ainsi dire en train de se retourner. Tout au cours de l’essor du régime industriel la vie sociale s’est trouvée orientée dans le sens de la construction. L’équipement industriel de la planète était par excellence le terrain sur lequel se livrait la lutte pour le pouvoir. Faire grandir une entreprise plus vite que ses rivales, et cela par ses propres ressources, tel était en général le but de l’activité économique. L’épargne était la règle de la vie économique ; on restreignait au maximum la consommation non seulement des ouvriers, mais aussi des capitalistes, et, d’une manière générale, toutes les dépenses tendant à autre chose qu’à l’équipement industriel. Les gouvernements avaient avant tout pour mission de préserver la paix civile et internationale. Les bourgeois avaient le sentiment qu’il en serait indéfiniment ainsi, pour le plus grand bonheur de l’humanité ; mais il ne pouvait pas en être indéfiniment ainsi. De nos jours, la lutte pour le pouvoir, tout en gardant dans une certaine mesure l’apparence des mêmes