Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/159

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des produits tout fabriqués, exactement comme font les riches. La présence de chômeurs innombrables, la cruelle nécessité de mendier une place font apparaître le salaire comme étant moins un salaire qu’une aumône. Quant aux chômeurs eux-mêmes, ils ont beau être des parasites involontaires et d’ailleurs misérables, ils n’en sont pas moins des parasites. D’une manière générale, le rapport entre le travail fourni et l’argent reçu est si difficilement saisissable qu’il apparaît comme presque contingent, de sorte que le travail apparaît comme un esclavage, l’argent comme une faveur. Les milieux que l’on nomme dirigeants sont atteints par la même passivité que tous les autres, du fait que, débordés comme ils sont par un océan de problèmes inextricables, ils ont depuis longtemps renoncé à diriger. On chercherait en vain, du plus haut au plus bas de l’échelle sociale, un milieu d’hommes en qui puisse un jour germer l’idée qu’ils pourraient, le cas échéant, avoir à prendre en mains les destinées de la société ; les déclamations des fascistes pourraient seules faire illusion à ce sujet, mais elles sont creuses. Comme il arrive toujours, la confusion mentale et la passivité laissent libre cours à l’imagination. De toutes parts on est obsédé par une représentation de la vie sociale qui, tout en différant considérablement d’un milieu à l’autre, est toujours faite de mystères, de qualités occultes, de mythes, d’idoles, de monstres ; chacun croit que la puissance réside mystérieusement dans un des milieux où il n’a pas accès, parce que presque personne ne comprend qu’elle ne réside nulle part, de sorte que partout le sentiment dominant est cette peur vertigineuse que produit toujours la perte du contact avec la réalité. Chaque milieu apparaît du dehors comme un objet de cauchemar. Dans les milieux qui se rattachent au mouvement ouvrier, les rêves sont hantés par des monstres mythologiques qui ont nom Finance, Industrie, Bourse, Banque et autres ; les bour-