Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/160

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geois rêvent d’autres monstres qu’ils nomment meneurs, agitateurs, démagogues ; les politiciens considèrent les capitalistes comme des êtres surnaturels qui possèdent seuls la clef de la situation, et réciproquement ; chaque peuple regarde les peuples d’en face comme des monstres collectifs animés d’une perversité diabolique. On pourrait développer ce thème à l’infini. Dans une pareille situation, n’importe quel soliveau peut être regardé comme un roi et en tenir lieu dans une certaine mesure grâce à cette seule croyance ; et cela n’est pas vrai seulement en ce qui concerne les hommes, mais aussi en ce qui concerne les milieux dirigeants. Rien n’est plus facile non plus que de répandre un mythe quelconque à travers toute une population. Il ne faut pas s’étonner dès lors de l’apparition de régimes « totalitaires » sans précédent dans l’histoire. On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée ; mais pour que ce soit vrai, il faut qu’il y ait pensée. Là où les opinions irraisonnées tiennent lieu d’idées, la force peut tout. Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ; en réalité c’est l’absence de pensée libre qui rend possible d’imposer par la force des doctrines officielles entièrement dépourvues de signification. À vrai dire un tel régime arrive encore à accroître considérablement l’abêtissement général, et il y a peu d’espoir pour les générations qui auront grandi dans les conditions qu’il suscite. De nos jours toute tentative pour abrutir les êtres humains trouve à sa disposition des moyens puissants. En revanche une chose est impossible, quand même on disposerait de la meilleure des tribunes ; à savoir diffuser largement les idées claires, des raisonnements corrects, des aperçus raisonnables.

Il n’y a pas de secours à espérer des hommes ; et quand il en serait autrement, les hommes n’en seraient pas moins vaincus d’avance par la puissance des choses. La société actuelle ne fournit pas d’autres moyens