Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/178

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sans se demander si dans tout autre système de propriété la direction de l’entreprise ne lui infligerait pas encore une partie de ces souffrances ou même n’en aggraverait pas certaines ; pour lui, la lutte « contre le patron » se confond avec la protestation irrépressible de l’être humain accablé par des conditions de vie trop dures. Dans l’autre camp, une ignorance identique fait assimiler à des fauteurs de désordre tous ceux qui envisagent la fin du capitalisme, parce qu’on ignore dans quelle mesure et à quelle condition les rapports économiques qui constituent actuellement le capitalisme peuvent être légitimement considérés comme nécessaires à l’ordre. Ainsi la lutte entre adversaires et défenseurs du capitalisme est une lutte d’aveugles ; les efforts des lutteurs, d’un côté comme de l’autre, n’embrassent que le vide ; et c’est pourquoi cette lutte risque de devenir impitoyable.

La chasse aux entités dans tous les domaines de la vie politique et sociale apparaît ainsi comme une œuvre de salubrité publique. L’effort d’éclaircissement pour dégonfler les causes des conflits imaginaires n’a rien de commun avec celui des endormeurs qui tentent d’étouffer les conflits sérieux. C’est même exactement le contraire. Les beaux parleurs qui, en prêchant la paix internationale, comprennent par cette expression le maintien indéfini du statu quo au profit exclusif de l’État français, ceux qui, en recommandant la paix sociale, entendent conserver les privilèges intacts ou du moins subordonner toute modification à la bonne volonté des privilégiés, ceux-là sont les pires ennemis de la paix internationale et civile. Discriminer les oppositions imaginaires et les oppositions réelles, discréditer les abstractions vides et analyser les problèmes concrets, ce serait, si nos contemporains consentaient à un pareil effort intellectuel, diminuer les risques de guerre sans renoncer à la lutte, dont Héraclite disait qu’elle est la condition de la vie.