Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/217

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tique, rapprochant ainsi les conducteurs de la production de ceux qui conduisent l’État.

Ces prémisses devaient le conduire à prévoir le phénomène moderne de l’État totalitaire et la nature des doctrines qui surgiraient autour de lui. Mais Marx voulait que ce sombre mécanisme apportât la justice. C’est pourquoi il n’a pas voulu prévoir. Il a admis l’absurdité la plus criante, la plus contraire à ses propres principes. Il a supposé que, tout étant réglé par la force, un prolétariat sans force allait néanmoins réussir un coup d’État politique, le faire suivre d’une mesure purement juridique, à savoir la suppression de la propriété individuelle, et se trouver de ce fait le maître dans tous les domaines de la vie sociale.

Il avait pourtant décrit lui-même ce prolétariat dépouillé de tout, sinon de ses faibles bras pour les besognes serviles et de sa soif brûlante de justice. Il avait montré comment les forces de la nature, canalisées par les machines, monopolisées par les maîtres des entreprises industrielles, réduisent presque à néant la simple force musculaire ; comment la culture moderne, mettant un abîme entre le travail manuel et le travail intellectuel, relègue l’esprit des ouvriers parmi les objets sans valeur ; comment l’habileté manuelle elle-même avait été enlevée aux hommes et transportée dans les machines. Il avait fait voir avec la plus cruelle évidence que cette technique, cette culture, cette organisation du travail et de la vie sociale constituent les chaînes qui tiennent les travailleurs asservis. Et en même temps il a voulu croire que, tout cela demeurant intact, le prolétariat briserait la servitude et assumerait le commandement.

Cette croyance est également contraire aux préjugés matérialistes de Marx et à la partie solide, inaltérable de sa pensée. Il résulte immédiatement de ses analyses les plus profondes que la transformation de la production, de la culture intellectuelle, de l’organisation