Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/218

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sociale doit dans l’ensemble précéder les bouleversements politiques et juridiques, comme ce fut le cas pour la révolution de 1789. Mais Marx n’a pas voulu voir cette conséquence tellement évidente, parce qu’elle était contraire à ses désirs. Ses disciples ne risquaient pas de la voir non plus, pour la même raison.

Quant à l’interprétation marxiste de l’histoire, on n’en peut rien dire, parce qu’il n’y en a pas. Il n’y a eu aucune tentative d’expliquer l’évolution de la civilisation en fonction du développement des moyens de production. Bien plus, en posant que la lutte des classes est la clef de l’histoire, Marx n’a même pas cherché à établir que c’est là un principe d’explication matérialiste. Ce n’est nullement évident. L’aspiration de l’âme humaine vers la liberté, la convoitise de l’âme humaine à l’égard de la puissance, peuvent aussi bien s’analyser comme des faits d’ordre spirituel.

En mettant sur ces faits l’étiquette : lutte de classes, Marx a seulement simplifié d’une manière presque puérile. Il a oublié la guerre, facteur de l’histoire humaine aussi important que la lutte sociale. Aussi les marxistes se sont-ils toujours trouvés dans un désarroi ridicule devant tous les problèmes posés par la guerre. Au reste, cet oubli est caractéristique de tout le xixe siècle ; en le commettant, Marx a donné une preuve de plus de servilité intellectuelle à l’égard des influences dominantes de son siècle. De même il a voulu oublier que les luttes des opprimés entre eux, des oppresseurs entre eux, sont aussi importantes que les luttes mutuelles des opprimés et des oppresseurs, et que d’ailleurs le plus souvent le même être humain est l’un et l’autre à la fois. Il a mis la notion d’oppression au centre de son œuvre, mais n’a jamais cherché à l’analyser. Il ne s’est jamais demandé ce que c’est.

Ce qui a fait la prodigieuse fortune politique du marxisme, c’est avant tout cette juxtaposition de deux doctrines pauvres, sommaires et incompatibles entre