Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/234

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peut s’en rendre compte au sujet de la Trinité, de l’Incarnation ou de tout autre exemple. Il en est de même dans d’autres traditions. Il y a là peut-être un critérium pour discerner les traditions religieuses et philosophiques authentiques.

C’est surtout la contradiction essentielle, la contradiction entre le bien et la nécessité, ou celle équivalente entre la justice et la force, dont l’usage constitue un critérium. Le bien et la nécessité, comme l’a dit Platon, sont séparés par une distance infinie. Ils n’ont rien en commun. Ils sont totalement autres. Quoique nous soyons contraints de leur assigner une unité, cette unité est un mystère ; elle demeure pour nous un secret. La contemplation de cette unité inconnue est la vie religieuse authentique.

Fabriquer un équivalent fictif, erroné, de cette unité, qui serait saisissable pour les facultés humaines, c’est le fond des formes inférieures de la vie religieuse. À toute forme authentique de la vie religieuse correspond une forme inférieure, qui s’appuie en apparence sur la même doctrine, mais ne la comprend pas. Mais la réciproque n’est pas vraie. Il y a des manières de penser qui ne sont compatibles qu’avec une vie religieuse de qualité inférieure.

À cet égard le matérialisme tout entier, en tant qu’il attribue à la matière la fabrication automatique du bien, est à classer parmi les formes inférieures de la vie religieuse. Cela se vérifie même pour les économistes bourgeois du xixe siècle, les apôtres du libéralisme, qui ont un accent véritablement religieux quand ils parlent de la production. Cela se vérifie bien plus encore pour le marxisme. Le marxisme est tout à fait une religion, au sens le plus impur de ce mot. Il a notamment en commun avec toutes les formes inférieures de la vie religieuse le fait d’avoir été continuellement utilisé, selon la parole si juste de Marx, comme un opium du peuple.