Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/233

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est un homme. C’est pourquoi il ne peut pas s’empêcher de finir par regarder la matière comme une machine à fabriquer du bien.

La contradiction essentielle dans la vie humaine, c’est que l’homme ayant pour être même l’effort vers le bien est en même temps soumis dans son être tout entier, dans sa pensée comme dans sa chair, à une force aveugle, à une nécessité absolument indifférente au bien. C’est ainsi ; et c’est pourquoi aucune pensée humaine ne peut échapper à la contradiction. Loin que la contradiction soit toujours un critérium d’erreur, elle est quelquefois un signe de vérité. Platon le savait. Mais on peut distinguer les cas. Il y a un usage légitime et un usage illégitime de la contradiction.

L’usage illégitime consiste à accoupler des pensées incompatibles comme si elles étaient compatibles. L’usage légitime consiste, d’abord, quand deux pensées incompatibles se présentent à l’esprit, à épuiser toutes les ressources de l’intelligence pour essayer d’éliminer au moins l’une des deux. Si c’est impossible, si elles s’imposent l’une et l’autre, il faut alors reconnaître la contradiction comme un fait. Puis il faut s’en servir comme d’un outil à deux branches, comme d’une pince, pour entrer par elle en contact direct avec le domaine transcendant de la vérité inaccessible aux facultés humaines. Le contact est direct, quoiqu’il se fasse par un intermédiaire, de même que le sens du toucher est directement affecté par les rugosités d’une table sur laquelle on promène, non pas la main, mais un crayon. Ce contact est réel, quoique étant au nombre des choses qui par nature sont impossibles, car il s’agit d’un contact entre l’esprit et ce qui n’est pas pensable. Il est surnaturel, mais réel.

Cet usage légitime de la contradiction comme passage au transcendant a un équivalent, pour ainsi dire une image, très fréquent dans la mathématique. Il joue un rôle essentiel dans le dogme chrétien, comme on