Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/242

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qu’elle soit présente derrière tout ce qu’il écrit, sans doute parce qu’il savait que l’animal est méchant et se venge. C’est un thème de réflexion presque inexploré. Il s’en faut de beaucoup qu’il y ait là une vérité évidente ; c’est une vérité très profondément cachée. Elle est cachée notamment par les conflits d’opinion. Si deux hommes sont en désaccord violent sur le bien et le mal, on peut difficilement croire que tous deux sont aveuglément soumis à l’opinion de la société qui les entoure. En particulier, celui qui réfléchit sur ces quelques lignes de Platon est très vivement tenté d’expliquer par l’influence de l’animal les opinions des gens avec qui il discute, tout en expliquant les siennes propres par une vue exacte de la justice et du bien. Or on n’a compris la vérité formulée par Platon que lorsqu’on l’a reconnue vraie pour soi-même.

En réalité, à une époque donnée, dans un ensemble social donné, les divergences d’opinion sont beaucoup moindres qu’il ne paraît. Il y a beaucoup moins de divergences que de conflits. Les luttes les plus violentes opposent souvent des gens qui pensent exactement ou presque exactement la même chose. Notre époque est très féconde en paradoxes de ce genre. Le fonds commun aux différents courants d’opinion à une époque donnée est l’opinion du gros animal à cette époque. Par exemple, depuis dix ans, chaque tendance politique, y compris les plus petits groupuscules, accusait toutes les autres, sans exception, de fascisme, et subissait en retour la même accusation ; excepté, bien entendu, ceux qui regardaient cette épithète comme un éloge. Probablement l’épithète était toujours partiellement justifiée. Le gros animal européen du xxe siècle a un goût prononcé pour le fascisme. Un autre exemple amusant est le problème des populations de couleur. Chaque pays est très sentimental au sujet du malheur de celles qui dépendent d’autres pays, mais s’indigne si l’on met en doute le bonheur parfait dont jouissent