Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/243

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les siennes. Il y a beaucoup de cas analogues, où la divergence apparente des attitudes est en réalité une identité.

D’autre part, l’animal étant gigantesque et les hommes tout petits, chacun est différemment situé par rapport à lui. En suivant l’image de Platon, on peut imaginer que parmi les gens chargés de l’étriller, un s’occupe d’un genou, un autre d’un ongle, un autre du cou, un autre du dos. Il peut aimer qu’on le chatouille sous le menton et qu’on lui tapote le dos. Un de ses serviteurs soutiendra en conséquence que c’est le chatouillement qui est le plus grand des biens ; un autre, que c’est le tapotement. Autrement dit, la société est faite de groupes qui s’entrecroisent de toutes sortes de manières, et la morale sociale varie de groupe en groupe. On ne pourrait pas trouver deux individus dont les milieux sociaux soient vraiment identiques ; le milieu de chacun est fait d’un enchevêtrement de groupes qui nulle part ailleurs ne se retrouve tel quel. Ainsi l’originalité apparente des individus ne contredit pas la thèse d’une subordination totale de la pensée à l’opinion sociale.

Cette thèse est celle même de Marx. La seule différence entre lui et Platon à ce sujet, c’est qu’il ignore la possibilité d’exceptions opérées par l’intervention surnaturelle de la grâce. Cette lacune laisse tout à fait intacte la vérité d’une partie de ses recherches, mais est cause que le reste est seulement du verbiage.

Marx a cherché à concevoir le mécanisme de l’opinion sociale. Le phénomène de la morale professionnelle lui en a fourni la clef. Chaque groupe professionnel se fabrique une morale en vertu de laquelle l’exercice de la profession, dès lors qu’il est soustrait aux règles, est hors de toute atteinte du mal. C’est là un besoin presque vital, car la tension du travail, quel qu’il soit, est par elle-même si grande qu’elle serait intolérable s’il s’y mêlait le souci harcelant du bien