Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/257

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exception, est parfaitement juste et bon, non pas en soi, mais relativement au but final.

Ainsi Marx, finalement, retombait dans cette morale de groupe qui lui répugnait au point de lui faire haïr la société. Comme autrefois les féodaux, comme de son temps les gens d’affaires, il s’était fabriqué une morale qui mettait au-dessus du bien et du mal l’activité du groupe social dont il faisait partie, celui des révolutionnaires professionnels.

Il en est toujours ainsi. L’espèce de défaillance que l’on redoute et que l’on hait le plus, dont on a le plus horreur, est toujours celle où l’on tombe, quand on ne cherche pas la source du bien où elle est. C’est le piège perpétuellement tendu à tout homme, et contre lequel il n’est qu’une seule protection.

Ce mécanisme producteur de paradis que Marx imaginait est quelque chose d’évidemment puéril. La force est une relation ; ceux qui sont forts le sont par rapport à de plus faibles. Ceux qui sont faibles n’ont pas la possibilité de s’emparer du pouvoir social ; ceux qui s’emparent du pouvoir social par la force constituent toujours, même avant cette opération, un groupe auquel des masses humaines sont soumises. Le matérialisme révolutionnaire de Marx consiste à poser, d’une part que tout est réglé exclusivement par la force, d’autre part qu’un jour viendra soudain où la force sera du côté des faibles. Non pas que certains qui étaient faibles deviendront forts, changement qui s’est toujours produit ; mais que la masse entière des faibles, demeurant la masse des faibles, aura la force de son côté.

Si l’absurdité ne saute pas aux yeux, c’est qu’on pense que le nombre est une force. Mais le nombre est une force aux mains de celui qui en dispose, non pas aux mains de ceux qui le constituent. Comme l’énergie enfermée dans le charbon est une force seulement après avoir passé par une machine à vapeur, de même