Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/258

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l’énergie enfermée dans une masse humaine est une force seulement pour un groupe extérieur à la masse, beaucoup plus petit qu’elle, et ayant établi avec elle des relations qui, au prix d’une étude très attentive, pourraient peut-être être définies. Il en résulte que la force de la masse est utilisée pour des intérêts qui lui sont extérieurs, exactement comme la force d’un bœuf pour l’intérêt du laboureur, d’un cheval pour l’intérêt du cavalier. Quelqu’un peut pousser le cavalier à terre et se mettre en selle à sa place, puis être renversé à son tour ; cela peut se répéter cent et mille fois ; le cheval devra quand même courir sous l’éperon. Et s’il renverse lui-même le cavalier, un autre en prendra bientôt la place.

Marx savait très bien tout cela ; il l’a exposé brillamment à propos de l’État bourgeois ; mais il voulait l’oublier quand il s’agissait de la révolution. Il savait que la masse est faible et ne constitue une force qu’aux mains d’autrui ; car s’il en était autrement il n’y aurait jamais eu d’oppression. Il se laissait persuader uniquement par la généralisation, le passage à la limite de ce changement perpétuel qui met périodiquement ceux qui étaient moins forts à la place de ceux qui étaient plus forts. Le passage à la limite, quand il est appliqué à une relation dont il supprime un des termes, est par trop absurde. Mais ce raisonnement misérable suffisait à Marx, parce que tout suffit pour persuader celui qui sent que, s’il n’était pas persuadé, il ne pourrait pas vivre.

L’idée que la faiblesse comme telle, demeurant faible, peut constituer une force, n’est pas une idée nouvelle. C’est l’idée chrétienne elle-même, et la Croix en est l’illustration. Mais il s’agit d’une force d’une tout autre espèce que celle qui est maniée par les forts ; c’est une force qui n’est pas de ce monde, qui est surnaturelle. Elle opère à la manière du surnaturel, décisivement, mais secrètement, silencieusement, sous