Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/266

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ne voit nullement, et Marx lui-même ne s’explique guère là-dessus, comment peuvent se transformer les propriétés sociales du machinisme. Les classes ne sont plus ceux qui vendent et ceux qui achètent la force de travail, mais ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose.


Pages 22-24. — En fait, il y a quelque chose de nouveau dans la production. La transformation commençait à peine avant la guerre ; elle ne s’est traduite dans le domaine des idées qu’après la guerre, et surtout depuis la crise. Cette transformation a abouti d’une part à accroître le fossé qui sépare l’ouvrier de l’entreprise, et d’autre part à séparer de l’entreprise le capitaliste lui-même ; l’entreprise n’est plus représentée, comme du temps de Marx, par le capitaliste, mais par une bureaucratie anonyme et irresponsable. C’est ce qu’exposent fort clairement divers ouvrages bourgeois, et notamment une Histoire des chefs d’entreprise, de Palewski, parue en 1928. « Les entreprises, peut-on y lire, tendent de plus en plus à échapper des mains de ces capitaines, chefs et possesseurs primitifs de l’affaire. Le contrôle financier des sociétés ne leur appartient plus que rarement… Nous arrivons à l’époque qu’on peut appeler l’ère des techniciens de la direction, et ces techniciens sont aussi éloignés des ingénieurs et des capitalistes que des ouvriers… Le chef n’est plus un capitaliste maître de l’entreprise, il est remplacé par un conseil de techniciens. Nous vivons encore sur ce passé si proche, et l’esprit a quelque peine à saisir cette évolution. » Au reste, dès 1914, l’Américain Jones écrivait : « La troisième période (il distingue trois périodes, dans l’industrie américaine, depuis 1840), qui s’ouvre actuellement, est caractérisée par l’organisation administrative des entreprises. » Mais, à cette époque, l’organisation est le plus souvent encore l’œuvre de « capitaines d’industrie » ; de nos jours au contraire, un capitaine d’industrie, tel que Ford, apparaît, comme le dit l’économiste Pound, comme une survivance du passé. En même temps que l’entreprise échappe au capitaliste, le prolétariat perd le peu de prise qu’il avait sur elle, du fait de la diminution des ouvriers qualifiés. Ce second changement est plus récent encore que le premier. L’ouvrier qualifié, celui qui sait, non seulement servir une machine, mais régler et conduire toute une série de machines, celui sans la science de qui l’usine ne peut fonctionner, a presque disparu pendant les années de prospérité économique. Il a été remplacé par une équipe de manœuvres spécialisés, qui ne peuvent que servir un type déterminé de machines, équipe conduite par un régleur, qui ne travaille pas lui-même et qui appartient au personnel de la maîtrise. Il n’y a plus guère d’ouvriers qualifiés qu’à l’outillage ; mais il