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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/265

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doit être, entre les mains, non plus des capitalistes, mais d’une bureaucratie.

Dans tous ces phénomènes se reflète une idéologie tout à fait nouvelle, et jusqu’à un certain point identique à elle-même sous ses formes diverses. On a souvent rapproché l’idéal technocratique du fascisme et surtout du communisme ; par ce terme, les bourgeois désignent, bien entendu, la structure et l’orientation du régime actuel de l’U.R.S.S. Et Ferdinand Fried, qui est tout proche de Hitler, considère l’U.R.S.S. comme un modèle du régime qu’il propose ; il pense seulement qu’on peut aboutir à ce régime sans avoir besoin de supprimer, comme ont fait les Russes, la propriété privée. Si à cette idéologie politique nouvelle ne correspondait pas quelque chose de nouveau dans le mode de production, ce serait à désespérer du matérialisme historique.


Pages 21-22. — … Nous ne nous rendons pas assez clairement compte de la profondeur des transformations subies par le régime capitaliste. Déjà dans le Capital, il apparaît clairement que l’achat de la force de travail par le propriétaire de l’entreprise, achat par quoi se définit le système capitaliste, n’est plus, au moment de la grande industrie, qu’un facteur subordonné de l’oppression qui écrase le producteur. Sur le marché du travail, l’ouvrier se vend au patron ; mais, quand il a franchi le seuil de la fabrique, il devient l’esclave de l’entreprise. On connaît, là-dessus, les terribles formules de Marx : « Dans l’artisanat et la manufacture, l’ouvrier se servait de l’outil ; dans la fabrique il est au service de la machine. » Il est « un rouage vivant d’un mécanisme inerte ». « La séparation des forces spirituelles du procès de production et du travail manuel et leur transformation en puissance d’oppression du capital sur le travail s’accomplit… dans la grande industrie basée sur la machine. La destinée individuelle de l’ouvrier des fabriques disparaît… devant la science, les forces naturelles formidables et le travail collectif qui sont cristallisés dans la machine et constituent la force du maître. » Ainsi, dès le dix-neuvième siècle, l’opposition entre le prolétariat et le patronat a cessé d’être une question de propriété ; elle est devenue une question de fonction par rapport à la machine. Au temps de l’atelier et de la manufacture, c’était l’argent qui séparait en deux classes la population industrielle ; au temps de la grande industrie, c’est la machine elle-même qui sépare par une barrière infranchissable d’une part ceux qui la dirigent, d’autre part ceux qui en forment les rouages vivants. Et cette nouvelle forme de la division des classes transforme entièrement la question sociale. Car l’on voit très bien comment une révolution peut supprimer l’argent ou du moins en changer la fonction ; mais on