Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/274

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plus faible que les autres nations. C’est de quoi l’histoire de la révolution russe fournit un exemple douloureux. D’ailleurs quand même la révolution éclaterait à la fois dans beaucoup de pays, est-on bien sûr que ces pays cesseraient pour autant d’être adversaires et rivaux ?


Pages 60-61. — On a l’habitude de considérer surtout l’oppression capitaliste du point de vue de l’argent, point de vue qui, dans notre société, domine la pensée même des réfractaires. Si l’on se contente de dénoncer le profit capitaliste comme un vol de ce qui devrait revenir aux masses travailleuses, il est facile d’expliquer que le profit est lié à la concurrence, à la propriété privée, et que la propriété collective des moyens de production permettrait de restituer à l’ensemble des travailleurs la valeur totale de leur travail. C’est là un raisonnement qui persuade facilement les masses. Chaque ouvrier a l’impression qu’il travaille « pour le patron », et se représente sans peine un état de choses où lui et l’ensemble de ses camarades posséderaient l’ensemble des usines, et travailleraient pour eux-mêmes. Mais examinées plus attentivement, les choses ne sont pas si simples. Marx a très bien montré pourquoi les travailleurs sont sacrifiés au profit ; ce n’est pas parce que les patrons ont besoin de jouissances et de luxe, c’est parce que chaque entreprise, aiguillonnée par la concurrence, doit se développer le plus possible de peur d’être écrasée par ses rivales ; le profit est pour elle une arme, et tout ce que reçoivent les hommes qui la font fonctionner l’affaiblit. Or toute collectivité travailleuse, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’une nation ou de toute autre chose, a besoin, si elle est entourée de collectivités adversaires ou rivales, de réduire la consommation de ses membres pour consacrer le plus d’efforts possibles à se forger des armes. Ce n’est pas seulement la concurrence capitaliste entre entreprises industrielles ou commerciales qu’il faudrait abolir pour supprimer l’exploitation ; il faudrait qu’aucune concurrence économique ou militaire ne dresse plus les unes contre les autres des collectivités dont chacune craint d’être asservie.


Pages 97-99. — … Aristote l’admettait quand il posait pour condition à l’émancipation de tous les hommes l’apparition d’« esclaves mécaniques » qui assumeraient les travaux indispensables ; et c’est, en somme, cette vue d’Aristote qui sert de base à la conception marxiste de la révolution. Cette vue serait juste si les hommes étaient conduits par le désir du bien-être, si les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir laissaient seulement le loisir de songer au bien-être. L’élévation du rendement de l’effort humain ne peut servir à grand-chose tant que cet effort s’accom-