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FRAGMENT III


Pages 172-173. — Un ouvrier rapporte arbitrairement au patron toutes les souffrances qu’il subit dans l’usine, sans se demander si dans tout autre système de propriété la direction de l’entreprise ne lui infligerait pas encore une partie des mêmes souffrances, ou bien peut-être des souffrances identiques, ou peut-être même des souffrances accrues ; il ne se demande pas non plus quelle part de ces souffrances on pourrait supprimer, en en éliminant les causes, sans toucher au système de propriété actuel. Pour lui, la lutte « contre le patron » se confond avec la protestation irrépressible de l’être humain écrasé par une vie trop dure. Le patron, de son côté, se préoccupe avec raison de son autorité. Seulement le rôle de l’autorité patronale consiste exclusivement à indiquer les fabrications, à coordonner au mieux les travaux partiels, à contrôler, en recourant à une certaine contrainte, la bonne exécution du travail ; tout régime de l’entreprise, quel qu’il soit, où cette coordination et ce contrôle peuvent être convenablement assurés accorde suffisamment à l’autorité patronale. Pour le patron cependant le sentiment qu’il a de son autorité dépend surtout d’une certaine atmosphère de soumission et de respect qui a peu de rapport avec la bonne exécution du travail ; d’autre part il attribue toujours les velléités de révolte à quelques individus, alors que la révolte, qu’elle soit bruyante ou muette, refoulée ou exprimée, est inséparable de toutes conditions d’existence physiquement ou moralement accablantes. Si pour l’ouvrier la lutte « contre le patron » se confond avec le sentiment de la dignité, pour le patron la lutte contre les « meneurs », contre les « agitateurs » se confond avec le souci de sa fonction et la conscience professionnelle ; des deux côtés il s’agit d’efforts à vide, et qui par suite ne peuvent se renfermer dans aucune limite raisonnable.