Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/278

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Alors qu’on constate que les grèves qui se déroulent autour de revendications déterminées aboutissent sans trop de mal à un arrangement, on a vu des grèves qui ressemblaient à des guerres en ce sens que ni d’un côté ni de l’autre la lutte n’avait d’objectif ; des grèves où l’on ne pouvait apercevoir rien de réel ni de tangible, rien, sinon l’arrêt de la production, la détérioration des machines, la misère, la faim, les larmes des femmes, la sous-alimentation des enfants ; et l’acharnement de part et d’autre était tel qu’elles donnaient l’impression de ne jamais devoir finir. Dans de pareils événements, la guerre civile existe déjà en germe.

Somme toute, l’histoire humaine apparaît comme un tissu d’absurdités qui non seulement font mourir, mais, ce qui est infiniment plus grave, font oublier la valeur de la vie. Tout se passe comme si une fatalité mauvaise rendait les hommes fous. On se dit pourtant que le rôle joué par ces absurdités doit avoir une cause, et effectivement il a une cause. Il y a dans la vie humaine une absurdité radicale, essentielle, à laquelle on n’aperçoit aucun remède : c’est la nature du pouvoir. La nécessité d’un certain pouvoir est bien réelle, parce que l’ordre est indispensable à l’existence, mais l’attribution du pouvoir est à peu près arbitraire, parce que les hommes sont semblables ou peu s’en faut, et la stabilité du pouvoir repose ainsi essentiellement sur le prestige, autrement dit sur l’imagination. Si la raison est ce qui mesure, comme l’expliquait Platon, l’imagination, elle, est étrangère à toute mesure. Traduites dans le langage du pouvoir, toutes les absurdités énumérées ici semblent se transformer en vérités d’évidence. Il était bien malheureux que Pâris eût enlevé Hélène, mais du moment qu’il l’avait enlevée, les Grecs pouvaient-ils supporter cette injure sans donner aux Troyens l’impression qu’ils pouvaient tout se permettre en Grèce, sans les provoquer à venir ravager le pays ? Les Troyens, de leur côté, pouvaient-ils rendre Hélène sans inspirer aux Grecs l’envie de venir piller une ville qui donnait une telle preuve de faiblesse ?