Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/83

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le travail pourrait un jour devenir superflu. Sur le plan de la science pure, cette idée s’est traduite par la recherche de la « machine à mouvement perpétuel », c’est-à-dire de la machine qui produirait indéfiniment du travail sans jamais en consommer ; et les savants en ont fait prompte justice en posant la loi de la conservation de l’énergie. Dans le domaine social, les divagations sont mieux accueillies. « L’étape supérieure du communisme » considérée par Marx comme le dernier terme de l’évolution sociale est, en somme, une utopie absolument analogue à celle du mouvement perpétuel. Et c’est au nom de cette utopie que les révolutionnaires ont versé leur sang. Pour mieux dire ils ont versé leur sang au nom ou de cette utopie ou de la croyance également utopique que le système de production actuel pourrait être mis par un simple décret au service d’une société d’hommes libres et égaux. Quoi d’étonnant si tout ce sang a coulé en vain ? L’histoire du mouvement ouvrier s’éclaire ainsi d’une lumière cruelle, mais particulièrement vive. On peut la résumer tout entière en remarquant que la classe ouvrière n’a jamais fait preuve de force qu’autant qu’elle a servi autre chose que la révolution ouvrière. Le mouvement ouvrier a pu donner l’illusion de la puissance aussi longtemps qu’il s’est agi pour lui de contribuer à liquider les vestiges de la féodalité, à aménager la domination capitaliste soit sous la forme du capitalisme privé, soit sous la forme du capitalisme d’État, comme ce fut le cas en Russie ; à présent que sur ce terrain son rôle est terminé, et que la crise pose devant lui le problème de la prise effective du pouvoir par les masses travailleuses, il s’effrite et se dissout avec une rapidité qui brise le courage de ceux qui avaient mis leur foi en lui. Sur ses ruines se déroulent des controverses interminables qui ne peuvent s’apaiser que par les formules les plus ambiguës ; car parmi tous les hommes qui s’obstinent encore à parler