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Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/127

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s'est effacé déjà de la mémoire des Parisiens, et qui méritait d'y laisser quelque trace. C'était un éléphant de quarante pieds de haut, construit en charpente et en maçonnerie, portant sur son dos sa tour qui ressemblait à une maison, jadis peint en vert par un badigeonneur quelconque, maintenant peint en noir par le ciel, la pluie et le temps. Dans cet angle découvert et désert de la place, le large front du colosse, sa trompe, ses défenses, sa tour, sa croupe énorme, ses quatre pieds pareils à des colonnes, faisaient, la nuit, sur le ciel étoilé, une silhouette surprenante et terrible. Peu d'étrangers visitaient cet édifice, aucun passant ne le regardait. Il tombait en ruine; à chaque saison, des plâtras qui se détachaient de ses flancs lui faisaient des plaies, hideuses. Ce fut vers ce coin de la place, à peine éclairé du reflet d'un réverbère éloigné, que le gamin dirigea les deux « mômes ». En arrivant près du colosse, Gavroche comprit l'effet que l'infiniment grand peut produire sur l'infiniment petit, et dit « Moutards n'ayez pas peur. » Puis il entra par une lacune de la palissade dans l'enceinte de l'éléphant et aida les mômes à enjamber la brèche. Les deux enfants, un peu effrayés, suivaient sans dire mot Gavroche et se confiaient à cette petite providence en guenilles qui leur avait donné du pain et leur avait promis un gîte. Il y avait là, couchée le long de la palissade, une échelle qui servait le jour aux ouvriers du chantier voisin. Gavroche la sou- leva avec une singulière vigueur, et l'appliqua contre une des jambes de devant de l'éléphant. Vers le point où l'échelle allait aboutir, on distinguait une espèce de trou noir dans le ventre du colosse. Gavroche montra l'échelle et le trou à ses hôtes, et leur dit «  Montez et entrez. » Les deux petits garçons se regardèrent terrifiés. «  Vous avez peur, mômes s'écria Gavroche. Et-il ajouta Vous allez voir. » Il étreignit le pied rugueux de l'éléphant, et en un clin d'œil, sans daigner se servir de l'échelle, il arriva à la crevasse. Il y entra comme une couleuvre qui se glisse dans une fente, et s'y enfonça, et un moment après les deux enfants virent vague- ment apparaître, comme une forme blanchâtre et blafarde, sa tête pâle au bord du trou plein de ténèbres. «  Eh bien, cria-t -i.l, montez donc, les momignards vous allez voir comme on est bien! Monte, toi1 dit-il à l'aîné, je te tends la main. » Les petits se poussèrent de l'épaule, le gamin leur faisait peur et les rassurait à la fois, et puis il pleuvait bien fort. L'aîné se risqua. Le plus jeune, en voyant monter son frère et