Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/189

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maître-commis! Je le reçus très mal, bien qu'il n'y eût assuré- ment pas de sa faute; mais, en vérité, je n'avais pas de chance depuis le commencement de cette traversée-là toujours pen- dant mon quart (1), l'abatage des bœufs! Or, cela se passe précisément au-dessous de la passerelle où nous nous prome- nons, et on a beau détourner les yeux, penser à autre chose, regarder le large, on ne peut se dispenser d'entendre le coup de masse frappé entre les cornes, au milieu du pauvre front atta- ché très bas à une boucle par terre puis le bruit de la bête qui s'effondre sur le pont avec un cliquetis d'os. Et sitôt après, elle est soufflée, pelée, dépecée; une atroce odeur fade se dégage de son ventre ouvert, et, alentour, les planches du navire, d'habi- tude si propres, sont souillées de sang, de choses immondes. Donc, c'était le moment de tuer le bœuf. Un cercle de mate- lots se forma autour de la boucle où l'on devait l'attacher pour l'exécution, et, des deux qui restaient, on alla chercher le plus infirme, un qui était déjà presque mourant et qui se laissa emmener sans résistance. Alors, l'autre tourna lentement la tête, pour le suivre de son oeil mélancolique, et, voyant qu'on le conduisait dans ce même coin de malheur où tous les précédents étaient tombés, il com- prit; une lueur se fit dans son pauvre front déprimé de bête ruminante, et il poussa un beuglement de détresse. Oh! le cri de ce bœuf, c'est un des sons les plus lugubres qui m'aient ja- mais fait frémir, en même temps que c'est une des choses les plus mystérieuses que j'aie jamais entendues. Il y avait là- dedans un lourd reproche contre nous, les hommes, puis aussi une sorte de navrante résignation; je ne sais quoi de contenu, d'étouffé, comme s'il avait profondément senti combien son gé- missement était inutile et son appel écouté de personne. Avec la conscience d'un universel abandon, il avait l'air de dire « Ah oui. voici l'heure inévitable arrivée pour celui qui était mon dernier frère, qui était venu avec moi de là-bas, de la patrie où l'on courait dans les herbages. -Et mon tour sera bientôt, et pas un être au monde n'aura pitié, pas plus de moi que de lui 1. » Oh! si, j'avais pitié! J'avais même une pitié folle en ce mo- ment, et un élan me venait presque d'aller prendre sa grosse tête malade et repoussante pour l'appuyer sur ma poitrine, puisque c'est là une des manières physiques qui nous sont le plus naturelles pour bercer d'une illusion de protection ceux qui souffrent ou qui vont mourir. Mais, en effet, il n'y avait plus aucun secours à attendre de personne, car même moi qui avais si bien senti la détresse 1. Quai,t temps pondant lequel un officier de marine a la surveillance d'un vaisseau.