Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/251

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s'il n'eût fait que s'endormir une seconde fois. Ses lèvres rosés, épanouies comme celles d'un nouveau-né, semblaient encore engraissées pat' le lait de la nourrice, et ses grands yeux bleus entr'ouverts avaient une beauté de forme candide, féminine et caressante. Je le soulevai sur un'bras, et sa joue tomba sur ma joue ensanglantée, comme s'il allait cacher sa tête entre le menton et l'épaule de sa mère pour se réchauffer. Il semblait se blottir sous ma poitrine pour fuir ses meurtriers. La tendresse filiale, la confiance et le repos d'un sommeil délicieux reposaient sur sa figure morte, et il paraissait me dire « Dormons en paix. » «  Était-ce là un ennemi? » m'écriai-je. Et ce que Dieu a mis de paternel dans les entrailles de tout homme s'émut et tressaillit en moi; je le serrais contre ma poitrine, lorsque je sentis que j'appuyais sur moi la garde de mon sabre qui traversait son cœur et qui avait tué cet ange endormi. Je voulus pencher ma tête sur sa tête, mais mon sang le couvrit de larges taches; je sentis la blessure de mon front, et je me souvins qu'elle m'avait été faite par son père. Je regardai honteusement de côté, et je ne vis qu'un amas de corps que mes grenadiers tiraient par les pieds et jetaient dehors, ne leur prenant que des cartouches. En ce moment, le -colonel entra suivi de la colonne, dont j'en- tendis le pas et les armes. «  Bravo 1 mon cher, me dit-il, vous avez enlevé ça lestement. Mais êtes-vous blessé? Regardez cela, dis-je; quelle différence y a-t -il entre moi et un assassin? Eh sacredié, mon cher, que voulez-vous? c'est le métier. C'est juste », répondis-je, et je me levai pour aller repren- dre mon commandement. L'enfant retomba dans les plis de son manteau dont je l'enveloppai, et sa petite main ornée de grosses bagues laissa échapper une canne de jonc, qui tomba sur ma main comme s'il me l'eût donnée. Je la pris; je résolus, quels que fussent mes périls à venir, de n'avoir plus d'autre arme, et je n'eus pas l'audace de retirer de sa poitrine mon sabre d'égorgeur. Je sortis à la hâte de cet antre qui puait le sang, et quand je me trouvai au grand air, j'eus la force d'essuyer mon front rouge et mouillé. Mes grenadiers étaient à leurs rangs; chacun essuyait froidement sa baïonnette dans le gazon et raffermis- sait sa pierre à feu (1) dans la batterie. Mon sergent-major, suivi du fourrier, marchait devant les rangs, tenant sa liste à la main, et, lisant à la lueur d'un bout de chandelle planté dans le canon de son fusil comme dans un flambeau, il faisait pai- Pierre à feu morceau de silex sur lequel tombait le chien du fusil, produisant des étincellesqui enflammaient la poudré.