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CHAPITRE V.

leurs occupations les empêchèrent de partir quand je l’aurais voulu (ils n’étaient pas des guides de profession).

Ma tente avait été laissée roulée sur la seconde plate-forme, et, tandis que j’attendais que Carrel et Meynet fussent libres, il me vint à l’esprit qu’elle aurait bien pu être emportée par le vent pendant les dernières tempêtes. Je partis donc le 18 pour aller m’en assurer. Le chemin m’était familier cette fois, et je montai rapidement, au grand étonnement de mes bons amis les chaletiers, qui me firent des signes de reconnaissance quand ils me virent m’élever, comme un trait, bien au-dessus d’eux et de leurs vaches, car j’étais seul, faute d’un homme disponible. Mais les pâturages dépassés, je dus ralentir le pas et bien remarquer la ligne que je suivais dans le cas où je serais surpris par le brouillard ou par la nuit. Un des très-rares avantages des courses de montagnes faites par un touriste seul (exercice peu recommandable en lui-même) c’est qu’elles tiennent en éveil toutes les facultés de l’homme et le rendent forcément observateur. Quand on ne doit compter que sur sa propre tête et sur ses propres bras pour se diriger et se tirer des mauvais pas, on doit absolument prendre note des plus petits détails, car il ne faut pas risquer de perdre la moindre chance. Ainsi dans ma grimpade solitaire, quand j’eus dépassé la limite des neiges, au delà des limites ordinaires des plantes qui fleurissent, il m’est arrivé, en examinant autour de moi, pour les graver dans ma mémoire, certains accidents de terrain qui pouvaient me servir de points de repère, il m’est arrivé, dis-je, de laisser tomber mes regards sur les chétives plantes que je rencontrais et qui n’avaient parfois qu’une seule fleur sur une seule tige, humbles pionnières de la végétation, atomes de vie dans un monde de désolation, montées si haut, de si loin et de si bas, qui saurait dire comment ? et qui trouvent une maigre subsistance dans quelques recoins privilégiés de ce sol aride. Ces rocs bien connus m’inspiraient un intérêt nouveau, quand je pensais à la lutte acharnée que les survivantes — où beaucoup avaient déjà dû périr — soutenaient, pour l’escalader, contre la grande montagne. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, la gen-