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CHAPITRE V.

jetait sur tous les objets, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, un voile violet d’une teinte pâle et transparente ; les vallées disparaissaient dans une vapeur empourprée, tandis que les sommets étincelaient d’une lumière éclatante et presque surnaturelle. Assis à la porte de la tente, je regardais le crépuscule se transformer en obscurité ; la terre, perdant son aspect terrestre, devenait presque sublime ; l’univers semblait mort et n’avoir plus que moi pour habitant. Cependant la lune, à mesure qu’elle s’éleva sur l’horizon, fit de nouveau apparaître les hauteurs, et, en supprimant les détails, sa douce lumière rendit encore plus magnifique le spectacle que j’admirais. Au sud, un immense ver-luisant restait suspendu dans les airs ; il était trop grand pour être une étoile, trop immobile pour être un météore ; et pendant longtemps je ne pus constater la réalité du fait incroyable dont j’étais le témoin étonné et ravi : ce que je voyais était bien la lumière de la lune scintillant sur les immenses pentes de neige qui couvrent au nord les flancs du Viso, éloigné de 160 kilomètres à vol d’oiseau. Tremblant de froid, je rentrai dans la tente pour y faire mon café. Je passai la nuit très-confortablement, et, le lendemain matin, tenté par un temps

    mets d’après celui des vallées ; souvent une tempête terrible se déchaîne sur les sommets, à 3 ou 4 kilomètres de distance, tandis qu’un calme plat règne dans les vallées. Le chapitre VII en offrira un exemple, et je puis en citer un autre ici. J’étais un jour sur le Cervin, à 3825 mètres, d’où je contemplais la Dent Blanche. Au même instant, M. T.-S. Kennedy faisait la première ascension de la Dent Blanche, ascension dont il a publié une relation pittoresque dans l’Alpine Journal (1863). J’appris ainsi qu’il avait eu un temps affreux : « Le vent rugissait sur l’arête que nous gravissions et faisait entendre une musique sauvage dans les hauts rochers désolés qui nous entouraient… Nous ne nous entendions plus parler et on ne pouvait rien distinguer au delà de 50 mètres… Le vent chassait sur nous une brume épaisse et des tourbillons de neige. » Le thermomètre descendit à six degrés centigrades, et les cheveux de son compagnon se chargèrent de givre. À ce même moment, M. Kennedy n’était éloigné de moi que de 6 kilomètres. Dans mon voisinage immédiat, l’air était parfaitement calme et la température agréablement chaude ; pendant la nuit le thermomètre ne descendit qu’à deux ou trois degrés au-dessous de zéro. La Dent Blanche fut pendant la plus grande partie du jour parfaitement dégagée de nuages, cependant il y eut un moment où quelques vapeurs légères voltigèrent au-dessus de son sommet à une altitude de plus de 600 mètres ; mais rien, d’après l’aspect du ciel, ne pouvait me faire supposer que mon ami se trouvait assailli par une tempête semblable à celle qu’il a décrite.