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CHAPITRE V.

sieurs reprises avec des contractions frénétiques aux aspérités du rocher, et je finis par m’arrêter tout à fait à l’entrée du couloir et sur le bord même du précipice. Bâton, chapeau et voile passèrent au-dessus de moi en m’effleurant et disparurent dans l’abîme ; et quand j’entendis se briser avec fracas, sur le glacier, les fragments de rochers que j’avais déplacés, je compris toute la gravité du danger auquel je venais d’échapper presque par miracle. En effet, j’avais franchi près de 70 mètres en sept ou huit bonds. Trois mètres de plus et je tombais sur le glacier en faisant un saut gigantesque de 280 mètres.

La situation était déjà suffisamment sérieuse. Je ne pouvais lâcher un instant le rocher auquel je m’étais cramponné et mon sang coulait par plus de vingt blessures. Les plus graves étaient celles de la tête, et j’essayai en vain de les fermer d’une main tout en me cramponnant de l’autre au rocher. Tous mes efforts furent inutiles ; à chaque pulsation, le sang jaillissait en flots qui m’aveuglaient. À la fin, par une inspiration subite, je détachai d’un coup de pied un gros bloc de neige que j’appliquai sur ma tête en guise d’emplâtre ; l’idée était bonne, car le sang coula dès lors moins abondamment. Je me mis aussitôt à grimper et j’atteignis à temps une place plus sûre où je m’évanouis. Le soleil se couchait quand je revins à moi, et l’obscurité était complète avant que j’eusse pu descendre le Grand Escalier ; mais, grâce à ma bonne chance et à ma prudence, je descendis au Breuil, c’est-à-dire de 1700 mètres, sans glisser et sans me tromper de chemin une seule fois. Honteux et confus de l’état où m’avait mis ma maladresse, je passai à la dérobée près de la cabane des vachers que j’entendais rire et causer, et je me glissai rapidement dans l’auberge, espérant atteindre ma chambre sans être vu. Mais Favre me rencontra dans le corridor et demanda : « Qui est là ? » Quand il eut apporté de la lumière, il poussa des cris d’effroi et réveilla toute la maison. Deux douzaines de têtes tinrent alors un conseil solennel au sujet de la mienne, en faisant naturellement plus de bruit que de besogne. Les gens du pays recommandèrent à l’unanimité l’emploi du vin chaud (lisez vinaigre) bien salé, pour laver et panser mes