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ESCALADES DANS LES ALPES.

blessures. En vain je protestai contre ce traitement, il fallut le subir. Je ne reçus pas d’autres soins médicaux. Est-ce à ce remède fort simple ou bien à mon robuste tempérament que je dois attribuer ma rapide guérison ? C’est une question que je ne puis résoudre ; mais enfin mes blessures se cicatrisèrent très-rapidement et j’étais sur pied quelques jours après[1].

Ces quelques jours me parurent déjà suffisamment tristes. Ma principale occupation consistait à méditer sur la vanité des choses humaines et surveiller la lessive de mes vêtements enfermés dans un tonneau que faisait tourner le petit torrent qui coulait devant la maison ; je formais des vœux sincères pour que, si jamais un Anglais venait à tomber malade dans le Val Tournanche, il ne se sentit pas aussi seul que je le fus pendant ces longues heures de tristesse et d’ennui[2] ?

La nouvelle de mon accident avait fait accourir, au Breuil, Jean-Antoine Carrel ; le fier chasseur était accompagné d’un de ses parents, jeune garçon robuste et adroit, nommé César. Je partis donc de nouveau le 23 juillet, avec ces deux hommes et Meynet. Nous atteignîmes la tente sans aucune difficulté. Le lendemain matin nous avions dépassé la Tour, et, par un temps charmant, nous gravissions avec les plus grandes précautions les rochers éboulés qui se trouvent par derrière et où je retrouvais les traces de mon passage, lorsqu’eut lieu un de ces changements de temps abominables et presque instantanés auxquels

  1. Je reçus en outre des soins empressés d’une excellente dame anglaise qui se trouvait dans l’auberge.
  2. Comme il est assez rare que l’on survive à une telle chute, il peut être intéressant de rappeler les sensations que j’éprouvai en tombant. J’avais parfaitement conscience de ce qui m’arrivait, et je comptai chaque coup ; mais, comme un malade chloroformé, je ne ressentis aucune douleur. Chaque coup était naturellement plus violent que le précèdent, et je me souviens d’avoir pensé très-nettement : « que si le prochain était encore plus violent, ce serait la fin ! » Comme l’ont éprouvé certains individus retirés de l’eau au moment où ils allaient se noyer, le souvenir d’une multitude de choses traversa mon esprit ; beaucoup n’étaient que des trivialités ou des absurdités oubliées depuis longtemps : ce qui est plus remarquable encore, c’est que mes bonds à travers l’espace n’avaient rien de désagréable. Cependant, si la distance eût été un peu plus considérable, j’aurais perdu, je crois, complétement connaissance ; aussi, d’après ma conviction, fort improbable en apparence, la mort causée par une