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CHAPITRE V

le sommet, bien que la possibilité de stationner sur la cime la plus élevée restât toujours fort problématique.

Le sommet était évidemment formé d’une longue crête, surmontée de deux points d’une hauteur presque égale, — si égale même qu’on ne pouvait dire quel était le plus élevé, — et il paraissait exister entre ces deux cimes une dépression profonde, marquée D sur le profil, et qui pouvait faire échouer l’ascension au dernier moment.

Mon sac était bouclé ; j’avais bu un dernier verre de vin avec Favre tout rayonnant de joie à l’idée du grand succès qui allait faire la fortune de son auberge ; mais je ne pouvais me décider à partir avant de connaître le résultat de l’expédition, et je languissais dans l’attente, comme l’amant insensé qui rôde autour de l’objet de ses affections, même après en avoir été dédaigneusement repoussé. Le soleil était déjà couché quand on vit l’expédition descendre à travers les pâturages. Leur démarche n’annoncait pas un triomphe… Eux aussi, ils étaient vaincus ! Les Carrels baissaient la tête en silence ; mais les autres soutenaient, suivant la coutume des vaincus, que la montagne était horrible, impossible, etc. Le professeur Tyndall me dit qu’ils étaient arrivés à un jet de pierre du sommet, et m’exhorta à ne plus jamais rien avoir à démêler avec cette cime ensorcelée. Après l’avoir entendu déclarer qu’il renonçait à toute tentative nouvelle, je descendis en courant au village de Val Tournanche, presque persuadé que le Cervin était réellement inaccessible ; j’abandonnai à Favre la tente, les cordes et tous mes ustensiles, pour qu’il les mît à la disposition de tous ceux qui désireraient faire l’ascension, et j’agissais ainsi, je le crains vraiment, plus par ironie que par générosité. Quelques touristes, convaincus que le Cervin pouvait être escaladé, sont peut-être allés à Zermatt ; mais leur conviction ne les a pas déterminés à tenter d’y monter. Personne ne l’essaya de nouveau en 1862.


Des affaires me conduisirent dans le Dauphiné avant mon re-