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ESCALADES DANS LES ALPES.

fut donc employée à l’escalade d’un sommet voisin, les Cimes Blanches, montagne en décomposition bien connue pour le beau panorama que l’on y découvre. Nous ne vîmes, hélas ! qu’une bien faible partie de ce panorama, car des masses confuses de nuages épais arrêtaient nos regards dans toutes les directions, excepté au sud, et, de ce côté, la vue était interceptée par un pic plus élevé que les Cimes Blanches, le Grand Tournalin[1]. En revanche nous primes un plaisir bien innocent à regarder les gambades folâtres d’un troupeau de chèvres qui devinrent bientôt nos amies quand nous leur eûmes donné quelques poignées de sel. Cette liaison, si prompte et trop vive, nous causa d’assez graves ennuis pendant la descente. « Carrel, » dis-je en entendant siffler à mes oreilles une quantité de pierres qu’elles faisaient tomber sur nous, « il faut absolument mettre fin à cette dangereuse conduite. — Diable ! grommela-t-il, c’est bon à dire, mais comment feriez-vous ? » Je lui répondis que j’allais essayer. Je m’assis en effet, et, après avoir versé un peu d’eau-de-vie dans le creux de ma main, j’attirai la chèvre la plus rapprochée en lui faisant les signes d’amitié les plus trompeurs C’était celle qui avait avalé avec gloutonnerie le papier dans lequel le sel avait été apporté, une bête d’un caractère très-entreprenant ; s’avançant donc bravement, elle lécha avec avidité toute l’eau-de-vie. Je n’oublierai pas facilement sa surprise. Elle s’arrêta court, toussa et me regarda d’un air qui signifiait clairement : « Oh le traître ! » puis elle cracha et s’enfuit à toutes jambes, s’arrêtant de temps à autre pour tousser et cracher. Grâce à ma ruse, nous cessâmes d’être inquiétés par ces chèvres.

La neige continua à tomber pendant la nuit, aussi notre ascension du Cervin fut-elle retardée indéfiniment. Comme il n’y avait rien à entreprendre au Breuil, je me décidai à faire le tour du Cervin et je commençai par découvrir un passage entre le Breuil et Zermatt[2], pour remplacer l’éternel col Saint-Théodule. En jetant un simple coup d’œil sur la carte, ou constate que

  1. Je ne dirai rien ici de cette montagne dont je parlerai plus loin.
  2. V. la carte du Cervin et de ses glaciers.