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ESCALADES DANS LES ALPES.

La troisième, celle par laquelle nous nous approchions du sommet, regarde le glacier de l’Encula. Imaginez une surface plane triangulaire, haute de 220 ou 240 mètres, formant un angle de plus de 50° ; supposez cette surface polie comme du verre ; représentez-vous ses crêtes supérieures dentelées et découpées en longues pointes aiguës, dont chacune a une inclinaison différente ; parsemez par l’imagination cette surface polie de menus fragments de roches à peine adhérents, et couverts de verglas : figurez-vous tout cela et vous aurez une faible idée du versant des Écrins sur lequel nous montions. Impossible de ne pas détacher des pierres qui en tombant faisaient pousser des exclamations que je n’oserais pas répéter. En pareille situation les meilleurs amis se diraient des gros mots. Ayant atteint l’arête orientale, nous nous efforçâmes pendant une demi-heure de nous rapprocher du sommet ; mais ce fut en vain (chaque mètre de terrain nous coûtait un temps incroyable) ; force nous fut donc de battre en retraite, et de retourner à la bergschrund ; car nous n’éprouvions en réalité aucun désir de faire un peu trop promptement connaissance avec le glacier Noir. À la suite d’un nouveau conseil, il fut décidé à l’unanimité que nous échouerions si nous ne parvenions pas à nous tailler un passage le long du bord supérieur de la bergschrund, jusqu’à la base même du sommet, d’où nous tenterions une dernière escalade. Croz ôta donc son habit et se mit à l’ouvrage sur la glace, non pas sur cette glace noire dont il a été si souvent parlé et qui est si rarement vue, mais sur une glace aussi dure que la glace peut l’être. Rude et ennuyeuse besogne pour les guides. Croz tailla des degrés pendant plus d’une demi-heure, et nous ne semblions pas avancer du tout. L’un de nous, placé à l’arrière-garde, voyant combien ce travail était pénible et combien nos progrès étaient lents, insinua qu’après tout nous ferions mieux de retourner sur l’arête. À ces mots tout le sang de Croz lui monta au visage. Indigné du peu de cas qu’on semblait faire de sa vigueur, il laissa là son travail, revint sur ses pas et s’élança vers moi avec une vivacité qui me fit frissonner : « Allons-y donc par tous les moyens, dit-il, le plus tôt sera le mieux. »