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ESCALADES DANS LES ALPES.

— Où diable êtes-vous ?

— Ici, monsieur.

— Où est-ce, ici ?

— Je ne sais pas. Et vous, où êtes-vous ?

— Mais, ici, Croz ; » et ainsi de suite.

Impossible de nous rendre compte de notre situation respective, tant le torrent faisait de bruit et si profonde était l’obscurité de la nuit. Cependant, au bout de dix minutes, nous finîmes par nous rejoindre, et, trouvant tous deux que cette promenade devenait trop fantastique, nous allâmes nous établir sous un rocher qui nous promettait un abri plus hospitalier, il était 10 heures 15 minutes.

Que je me rappelle bien la nuit passée sous ce rocher, en compagnie de Croz dont la belle humeur ne se démentit pas[1] ! Tous deux nous avions les jambes trempées et une faim dévorante ; malgré tout, le temps s’écoula fort agréablement. À minuit nous causions encore assis près d’un grand feu de genévrier, fumant nos pipes et nous racontant des histoires merveilleuses, incroyables, et je dois avouer que, sur ce terrain, mon compagnon me battit complétement. Nous finîmes par nous jeter sur nos lits de rhododendrons pour y dormir d’un paisible sommeil, et nous réveiller le lendemain dimanche par une belle matinée, aussi reposés que nous pouvions l’être, et disposés à jouir avec nos amis d’une journée de farniente et d’abondance à Ville Vallouise.

L’ascension de la Pointe des Écrins n’est pas une entreprise ordinaire ; j’espère l’avoir fait comprendre. Chaque jour, les touristes qui écrivent sur les Alpes se montrent de plus en plus portés à diminuer l’importance des difficultés et des dangers qu’ils ont rencontrés ; cette disposition est, selon moi, aussi fâcheuse que celle qui jadis se plaisait à tout exagérer. Si difficile à gravir que fût la Pointe des Écrins, nous avions, dans mon opinion, choisi pour son ascension le meilleur et peut-être

  1. Voir la gravure placée en tête de ce chapitre.