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CHAPITRE XII.

nous bravâmes tous ce péril résolûment, quoique malgré nous, plutôt que de reconnaître, en nous hâtant de sortir d’une position impossible, que nous nous étions trompés.

Après une montée pénible sur différentes espèces de neige, et à travers toutes les variétés possibles de vapeurs entre la brume de l’Écosse et le brouillard de Londres, nous finîmes par atteindre la dépression située entre le Rothhorn et le Schallhorn[1]. Une muraille de glace escarpée formait le versant du sommet qui regarde Zinal. Mais il nous était impossible de savoir si le versant de la descente offrait le même aspect, car la vue nous en était cachée par un énorme bourrelet de neige que le vent d’ouest avait poussé au-dessus de la crête, et qui dominait Zermatt, semblable à une vague maritime que le froid eût gelée au moment même où elle retombait[2].

Solidement attaché à la corde et tenu par ses trois compagnons demeurés sur le versant qui regarde le Val Zinal, Croz attaqua cette corniche à violents coups de hache, et finit par l’abattre jusqu’à sa jonction avec la glace solide, puis, sautant hardiment au-dessous du col, il nous cria de le suivre.

Nous étions bien heureux d’avoir un pareil homme pour chef de l’expédition. Avec un guide moins habile et moins hardi, nous aurions pu hésiter à entreprendre cette descente au milieu d’un épais brouillard. Croz lui-même aurait eu grande raison de s’arrêter, s’il eût été moins splendidement robuste. Il nous disait par ses actes : « Là où il y a de la neige ferme, on peut toujours marcher ; là où il y a de la glace, on peut se frayer un chemin en taillant des pas : c’est une simple question de force ; cette force, je la possède ; vous n’avez qu’une chose à faire : me suivre. » On peut dire qu’il n’épargna pas sa peine ; s’il eût accompli sur un théâtre les exploits dont nous fûmes té-

  1. Ce col a été marqué 3793 mètres sur la carte du général Dufour.
  2. Ces corniches de neige se rencontrent fréquemment sur le sommet des arêtes très-élevées ; il est toujours très-prudent, un peu avant d’atteindre le sommet d’une montagne ou d’une arête, d’opérer des sondages avec l’alpenstock, pour s’assurer si cette neige repose sur une base solide. Bien des voyageurs ont failli perdre la vie pour avoir négligé cette précaution.