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ESCALADES DANS LES ALPES.

moins ce jour-là, il eût fait crouler la salle sous les applaudissements.

« Cette descente, dit Moore, ressemblait beaucoup à celle du col du Pilatte, mais elle était plus escarpée et même plus difficile, ce qui n’est pas peu dire. Croz était là dans son élément et choisissait son chemin avec une merveilleuse sagacité ; Almer occupait, à l’arrière-garde, avec sa solidité ordinaire, un poste également honorable, où peut-être la responsabilité était plus grande encore… Je me rappelle surtout un certain passage qui mit mes nerfs à l’épreuve la plus rude qu’ils eussent jamais subie. Nous étions obligés de passer sur une arête de glace étroite comme la lame d’un canif : à notre gauche s’ouvrait une immense crevasse au fond infini d’azur ; à droite descendait une pente inclinée à plus de 70 degrés et aboutissant à un autre gouffre aussi profond et aussi bleu. En s’avançant sur l’arête le premier, Croz creusait avec sa hache de petits crans dans la glace ; nous y posions tour à tour les pieds en les tournant bien en dehors et en faisant tous nos efforts pour ne pas perdre l’équilibre. Tandis que je passais de l’un de ces fragiles degrés sur l’autre, je chancelai un instant. Je n’avais point perdu pied, mais le ton d’angoisse avec lequel Almer, placé derrière moi, s’écria en me voyant vaciller : « Ne glissez pas, monsieur ! » nous fit sentir encore plus vivement tout le péril de la situation…

« Un précipice d’une effroyable profondeur s’ouvrait devant nous ; le bord supérieur dépassait de beaucoup le bord inférieur ; impossible de le contourner ou de le franchir d’un bond ; il menaçait de nous opposer une barrière infranchissable. Croz se montra à la hauteur des circonstances. Suspendu à la corde et retenu par nous tous, il se mit à tailler des degrés pour les mains et pour les pieds, tout le long du mur de glace perpendiculaire qui formait le côté supérieur de la schrund. Nous nous mîmes alors à descendre cet escalier glissant et dangereux, la face collée à la muraille, jusqu’à un endroit où l’abîme, se rétrécissant, pouvait être franchi d’un bond. Avant d’avoir achevé cette excursion, nous étions devenus aussi habiles que les cha-