Je me rappelle très-bien ma première traversée du col Saint-Théodule, — le plus facile des grands passages des glaciers supérieurs des Alpes. Nous avions emporté une corde, mais mon guide prétendit qu’elle était absolument inutile, parce qu’il connaissait toutes les crevasses. Nous avions à peine parcouru 400 mètres que la neige manqua sous ses pieds et qu’il disparut englouti jusqu’au cou dans une crevasse. C’était un homme assez gros qui aurait eu de la peine à se tirer seul de ce mauvais pas ; mon aide lui fut donc utile. Une fois sur ses pieds, il s’écria : « Eh bien, je ne me doutais pas qu’il y eût la une crevasse ! » Il ne refusa plus le secours de la corde, et, quand nous continuâmes notre marche, j’avais l’esprit beaucoup plus tranquille. Depuis lors, j’ai peut-être traversé ce col treize fois, et j’ai toujours insisté pour l’emploi de la corde.
Les guides répugnent à l’emploi de la corde sur les glaciers recouverts de neige, parce qu’ils redoutent les moqueries de leurs camarades ; c’est là, peut-être bien leur raison la plus commune. À l’appui de cette vérité, je citerai un second exemple se rapportant au col Saint-Théodule. Arrivé à l’entrée du glacier, je demandai à être attaché. Mon guide, qui jouissait à Zermatt d’une certaine réputation, répondit que personne ne se servait de la corde pour passer ce col. Sans discuter, je lui ordonnai de m’attacher à lui ; il obéit, bien à regret, protestant qu’il serait tourné en ridicule pour le reste de ses jours s’il rencontrait quelque guide de connaissance. À peu de distance, nous aperçûmes un groupe d’individus venant à notre rencontre : « Ah ! s’écria mon guide, voila R… (un guide qu’on prenait d’ordinaire à l’hôtel du Riffel pour faire l’ascension du Mont-Rose) ; désormais, j’en suis sûr, il ne cessera de se moquer de moi ! » Ce guide était suivi d’une file de badauds dont aucun n’était attaché, et sa figure était soigneusement recouverte d’un masque pour la préserver des ampoules. Quand il fut passé, je dis à mon guide : « Si jamais R… se permet envers vous la moindre raillerie, demandez-lui donc pourquoi il prend tant de soin de la peau de son visage, qui en huit jours se renouvellerait fort bien, et si peu de sa vie, qu’il ne peut perdre qu’une