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ESCALADES DANS LES ALPES.

« Mais oui, Jean-Antoine. » — « Et César est-il avec lui ? » — « Certainement. » Je compris sur-le-champ que j’avais été joué et qu’on s’était moqué de moi ; peu à peu j’appris que toute l’affaire était préparée de longue main. L’excursion du 6 n’avait été qu’une reconnaissance préliminaire. Le mulet que j’avais rencontré transportait des provisions et des ustensiles pour l’attaque de la montagne ; la prétendue « famille de distinction » se composait de M. F. Giordano, qui venait d’envoyer cette troupe de guides reconnaître et préparer le chemin qu’il devrait suivre pour atteindre le sommet ; quand tout serait disposé, il ferait tranquillement l’ascension avec M. Sella[1] !

J’étais très-mortifié. Mes plans étaient renversés. Évidemment, les Italiens avaient habilement pris l’avance sur moi, le rusé Favre lui-même riait de ma déconvenue, parce que son auberge n’eût pas bénéficié, si j’avais réussi, de la route que je me proposais d’ouvrir par le versant oriental de la montagne. Que faire ? Retiré dans ma chambre, je me calmai d’abord en fumant un cigare, puis je me remis à examiner mes plans, pour voir s’il n’était pas possible de déjouer l’intrigue des Italiens. « Ils ont emmené un mulet chargé de provisions de bouche. Premier point en ma faveur, car il leur faudra bien deux ou trois jours pour les consommer ; tant qu’il leur en restera, ils n’entreprendront rien de sérieux. À présent, quel temps fait-il ? » J’allai à la fenêtre ; la montagne était complétement cachée dans les nuages. « Second point en ma faveur. Ils ont pour tâche de préparer le chemin à son Excellence. En admettant qu’ils s’y mettent sérieusement, la corvée sera un peu longue. » D’après mes calculs, il ne leur était pas possible de faire l’ascension du Cervin et de revenir au Breuil en moins de sept jours. Je me sentis plus calme. Après tout, le complot de ces rusés coquins pouvait encore être déjoué. J’avais tout le temps d’aller à Zermatt, de tenter l’ascension par le versant oriental, et, si je le

  1. Le ministre italien, pour lequel M. Giordano avait combiné cette expédition.