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ESCALADES DANS LES ALPES.

Eh bien, je regrettais vivement que le chef de cette expédition n’eût pas été avec nous à ce moment, car nos cris de triomphe durent lui porter un coup terrible. L’ambition de toute sa vie se trouvait déçue par notre victoire. De tous les hardis montagnards qui avaient tenté l’ascension du Cervin, c’était certes celui qui méritait le mieux d’arriver le premier au sommet. Le premier, il avait eu la gloire de croire au succès, et seul il avait persisté dans son opinion. Son rêve était d’atteindre le point culminant par le versant qui regarde l’Italie, en l’honneur de sa vallée natale. Une fois il eut tous les atouts en main, il joua de son mieux, mais une seule faute lui fit perdre la partie. Les temps ont bien changé pour Carrel. Sa suprématie, jadis incontestée, est fortement ébranlée dans le Val Tournanche ; de nouveaux guides ont fait leurs preuves ; on ne le considère plus comme le chasseur par excellence. Pour moi, il restera ce qu’il est encore aujourd’hui ; on aura de la peine à trouver son maître.

Mes amis nous ayant rejoints, nous retournâmes à l’extrémité septentrionale de l’arête. Croz saisit alors le bâton de la tente[1], et le planta dans la neige à l’endroit le plus élevé.

« Bon, dîmes-nous, voilà bien la hampe, mais où est le drapeau ?

— Le voici, » répondit-il, en ôtant sa blouse qu’il attacha au bâton.

C’était la un bien pauvre étendard et pas un souffle de vent ne le faisait flotter ; cependant on le vit de partout à la ronde, — de Zermatt, — du Riffel, — du Val Tournanche. Au Breuil, ceux qui guettaient l’arrivée des guides au sommet se mirent à crier : « La victoire est à nous ! » Les « bravos » pour Carrel et les « vivats » pour l’Italie éclatèrent de toutes parts ; chacun célébra le glorieux événement. Ils furent bien désabusés le lendemain matin. Tout était changé ; les guides revinrent tristes,

  1. À notre départ, les guides, pleins de confiance dans le succès de notre entreprise, avaient emporté un des bâtons de la tente. J’eus beau leur dire que c’était tenter la Providence, ils n’en persistèrent pas moins dans leur idée.